23 mars 2010

Les charlottes





Dans un couple, l’un des deux se lève toujours avant l’autre. De nous deux, c’était Charlotte qui se réveillait la première. Elle prenait son café vers 7h15, après quoi elle passait près d’une heure devant le grand miroir de la chambre pour se maquiller, se regarder, se coiffer et s’habiller. Enfin, vers 8h30, elle réveillait notre fille Judith. Elle la maquillait devant ce même miroir, la coiffait, la regardait et l’habillait. Finalement, vers 9h, Charlotte partait travailler et Judith partait pour l’école. Toutes deux faisaient tout cela dans la plus grande discrétion pour ne pas me réveiller.

Je ne me levais jamais avant 10h. Avant d’ouvrir les yeux, je criais « bonne journée ma chérie!... ». Et j’attendais sa réponse pendant une dizaine secondes... C’était ma façon à moi de m’assurer qu’elle n’était plus là. Comme il n’y avait jamais de réponse, je bondissais immédiatement hors du lit et je commençais à faire le ménage de la chambre.

Mais ce matin-là, quand je suis sorti du lit, Charlotte était toujours là. Debout, elle se tenait dos au miroir de la chambre. Pourtant, comme à l’habitude, je lui avais souhaité une bonne journée et comme à l’habitude, elle n’avait rien répondu. Elle me regardait d’un air étrange, comme si elle me reprochait, toutes ces années, d’avoir attendu qu’elle soit partie travailler pour sortir du lit. J’avoue que la gaieté avec laquelle j’avais bondi ce matin-là aurait pu laisser croire que l’absence de ma copine m’était agréable... Et j’avoue que mon énergie aurait pu prouver que je m’étais réveillé depuis longtemps... Mais je jure que je n’ai jamais fait semblant de dormir et que je n’ai jamais attendu que Charlotte quitte la maison pour ouvrir l’oeil. À partir de là, je conviens que mon comportement peut paraître étrange, mais ce qui est plus étrange encore, c’est la présence de ma femme dos au miroir, un lundi matin à 10h23. 

- Passe une bonne journée...! Ma chérie? 

Je m’étais assis au bout du lit. Je la regardais. Elle me fixait. Je suis allé poser mes mains sur ses épaules. Je lui ai dit que j’avais énormément de ménage à faire aujourd’hui, et que c’était pour cette raison que j’avais bondi du lit si rapidement... Et que si j’avais eu l’air si joyeux, c’était parce que son visage avait été la première chose que j’avais vu à mon réveil. 

Elle a avancé lentement jusqu’au placard comme si elle ne me voyait pas. Elle a pris une robe mauve qu’elle avait depuis longtemps mais qu’elle ne portait jamais. Elle l’a enfilée et, en un pivot, elle s’est retournée face au miroir. Elle a paradé en direction du miroir. De ce miroir est sortie une autre charlotte, identique à celle qui s’observait dans la glace, mais de quelques centimètres plus petite. 

Je ne pouvais pas y croire. J’ai cru que je dormais. Ma vision s’est mise à onduler. Mais je jure que j’ai pincé mon avant-bras plusieurs fois avant de réagir. 

- Charlotte! T’as une autre toi! Devant toi! Tu t’es clonée! 

Ni l’une ni l’autre ne répondait à mes exclamations. Elles marchaient l’une contre l’autre. Je crois qu’elles ne se voyaient pas. Elles étaient des robots. Ou plutôt (mais c’est pareil), des illusions. Elles étaient programmées pour sortir d’un miroir, se tenir dos au miroir, s’avancer jusqu’au placard, en sortir un vêtement et l’enfiler. C’était tout ce qu’elles savaient faire. 

La deuxième charlotte a enfilé un veston noir à paillettes. J’ai tenté de l’empêcher de pivoter en direction du miroir, mais sa force était plus robuste que celle d’un éléphant.

- Écoute-moi Charlotte! Il faut que t’arrêtes de te regarder dans le miroir! Sinon d’autres Charlottes vont sortir!

Mes paroles n’ont servi à rien. Elle a pivoté et s’est mise à parader comme l’autre. Une troisième charlotte est sortie. Celle-ci s’est déshabillée. Tandis qu’elle se dirigeait vers le placard, je me suis jeté sur elle. Je l’ai soulevée dans mes bras pour la lancer sur le lit. Une fois étendue, elle a enfin fermé les yeux et cessé de bouger. Tout portait à croire qu’elle était morte. Mais je voulais m’en assurer. Alors je l’ai relevée. J’ai posé son dos contre la tête du lit et elle s’est mise à revivre. Je l’ai étendue à nouveau, et j’ai pu l’embrassée sans qu’elle ne fasse rien. Elle n’a eu aucune réaction. J’ai compris que les illusions naissaient à la verticale et mouraient dès qu’on les mettait à l’horizontale. Je me suis alors senti doublement vivant. Et de sentir mon corps aussi vivant m’a donné envie de partager.

Je jure qu’à ce moment-là, la troisième charlotte était pour moi identique à la première. Quand je lui ai fait l’amour, je jure que je n’avais aucune pensée nécrophile. Seulement le désir normal que n’importe qui aurait en retirant les sous-vêtements d’une femme ou d’une femme-robot. 

Son intérieur était beaucoup plus maigre, et beaucoup plus osseux que celui de la première. Et je tiens à dire que c’est à cette étroitesse que je pensais pendant l’acte sexuel, à cela et à rien d’autre, jusqu’à ce que mon plaisir finisse enfin et que l’impression de baiser une morte me frappe. Je me suis retiré des draps plus vite que ma main n’avait glissé sous sa culotte et je me suis précipité dans la cuisine. Quand j’y suis arrivé, la première charlotte se tenait devant une bouilloire d’où sortait d’autres charlottes pas plus grandes qu’un petit doigt. Ces charlottes aux robes mauves avaient parfois d’énormes têtes, parfois d’énormes pieds, comme si elles avaient été déformées par le reflet inexact de la bouilloire. 

Devant la cuisinière, la deuxième charlotte tenait une cuillère du bout des doigts. Elle s’y observait et, comme des insectes, d’autres charlottes en sortaient encore. Elles longeaient le manche de la cuillère jusqu’au vide et s’écrasaient par terre. Plusieurs en mouraient, mais d’autres survivaient à la chute, extrêmement petites, vêtues du même veston noir à paillettes que portait la deuxième. 

Je n’ai eu aucun mal à écraser les charlottes-insectes. Mais il restait toujours ces deux grandes que je ne savais pas où mettre. Je les menaçais avec le plus gros couteau de ma cuisine, mais cela n’y faisait rien. Elles continuaient de se multiplier, et plus elles se dédoublaient, plus j’en écrasais. La céramique de la cuisine était recouverte du sang des charlottes que ma semelle stoppait. 

J’ai fait glisser la lame de mon couteau sur le poignet de la première charlotte, ce qui m’a permis de prendre la bouilloire. La deuxième était plus coriace. Les traits du couteau ne lui faisaient rien. J’ai dû lui crever un oeil. Enfin, j’ai pu prendre toutes les casseroles, tous les verres et tous les ustensiles. J’ai cassé tous les miroirs et j’ai caché tous les objets réfléchissants de la maison dans la chambre de ma fille. Elle était à l’école et je me suis dit que j’aurais amplement le temps de faire un ménage avant qu’elle n’en revienne.

Les deux charlottes cherchaient les miroirs que j’avais brisés. Elles sortaient de leurs poches d’autres insectes aux allures de ma copine. Celles-ci rampaient par terre, microscopiques. Je me suis dit que les charlottes rapetissaient au fur et à mesure qu’elles se multipliaient dans les reflets. J’ai longtemps cherché la quatrième charlotte, me disant qu’elle devait être par sa grandeur beaucoup plus imposante que les petites qui sortaient du soutien-gorge de ma première et de ma deuxième.

Je n’ai trouvé aucune quatrième, ni cinquième, ni sixième charlotte. Il semble que le reflet des objets ait précipité la petitesse des charlottes qui longeaient les moulures de mon plancher. Je suis retourné à la première de toutes et je l’ai accusée d’être la cause de tout ce malheur. Je devais la tuer. Elle était une erreur du miroir. Un bogue. Je me sentais comme un anti-virus. J’avais payé très cher un système d’alarme pour la maison, mais celui-ci ne fonctionnait que si un intrus tentait d’y entrer, pas si un intrus y apparaissait sans ouvrir les portes. 

Je l’ai étendue par terre. Elle a fermé les yeux. C’était un cas de légitime défense. La première charlotte avait été une sorte d’intrus et je me suis introduit en elle pour me défendre à sa manière. Je jure que, si je lui ai fait l’amour, c’était parce que j’étais heureux d’avoir réglé le problème. Je croyais bêtement qu’en enfonçant ma vie dans son utérus d’acier, elle s’en retournait par les morceaux brisés du miroir. Mais je ne savais pas qu’elle ne ferait que mourir et que je devrais me débarrasser de son corps. 

J’ai caché le cadavre dans la chambre de ma fille. Je me sentais épié. Partout, aux coins des plafonds, il y avait des nids de charlottes. Il y avait plein de petites filles avec tantôt de grosses têtes qui ouvraient la bouche mais qui ne parlaient pas, tantôt d’énormes pieds qui dansaient mais qui ne marchaient pas. Je me suis dit que tout finirait par se savoir et que ma fille piquerait une colère si elle apprenait que le cadavre de ses mères avait contaminé son plancher. C’est pour cette raison que j’ai javellisé les murs. C’est aussi pour cette raison que j’ai forcé pour introduire la bouteille d’eau de Javel vide entre les jambes de la deuxième charlotte étendue par terre... 

J’ai tenté de les nettoyer, de les purifier, mais elles étaient déjà vides. Elles n’avaient rien en dedans. Je n’ai rien tué. Oui j’ai visité, oui j’ai javellisé le vide... Mais c’était comme faire éclater une bombe dans l’espace. Quelques flammèches sans bruit. 

Une autre charlotte est soudainement entrée par la porte. J’ignore pourquoi elle avait les clés de la maison. Ça n’a pas pris de temps : je l’ai étendue au sol. Je guettais le coin des murs comme je baissais mon slip. On m’espionnait toujours. Les mini-charlottes fourmillaient dans leurs nids malgré l’odeur de l’eau de javel. J’ignore ce qu’elles faisaient. Je crois qu’elles tissaient quelque chose, un veston, ou une robe qu’aurait portée la quatrième charlotte ; celle-là qui suffoquait justement sous mes paumes comme un réel poisson.

Je lui ai fait l’amour sans grand plaisir, puis je l’ai laissée dans la chambre de ma fille avec les autres. Je cherchais un moyen de me débarrasser de tous ces cadavres quand ma fille est rentrée de l’école. Elle m’a surpris à poil. Elle a vu ses mamans nues. Je me suis senti humilié. D’autant plus humilié lorsque Judith m’a accusé du meurtre de sa vraie mère. J’ai tenté de la rassurer :

- Elles ne sont pas mortes... Elles sont étendues. C’est comme ça qu’on tue les robots. Prends-en une et relève-la. Si c’est ta vraie mère, elle va revivre... Sinon, aide-moi à trouver la cinquième...

Ma fille pesait sur tous les ventres, soufflait dans toutes les bouches et prenait n’importe quoi dans ses bras. Pourtant, les charlottes qu’elle étreignait amoureusement n’étaient que des robots inutiles.

Puis, on a sonné à la porte. Un coup. Puis quatre coup. Puis un autre coup. Puis un dernier coup. Judith a reconnu la mélodie et s’est précipitée en criant maman. Moi, j’avais le couteau bien serré dans ma paume. J’étais près à tuer pour défendre ma maison et ma famille.

La nouvelle charlotte que ma fille avait fait entrer était de la bonne grandeur. Contrairement à celles que j’avais baisées, celle-ci savait s’exprimer. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas cru à son sourire. Il ressemblait drôlement aux sourires qu’auraient eu mes robots si ceux-ci m’avaient souri. Je n’ai pas pris de chance. Je ne pouvais pas mettre la vie de mon enfant en danger. 

J’ai sorti le couteau. Je l’ai étendue dans le lit de la chambre. Je l’ai laissé saigner. J’ai senti ses yeux se fermer. Je l’ai déshabillée. Et sous la mort, je suis monté sur elle. Je ne l’ai pas tuée : elle est morte parce qu’elle a été étendue. Et son coeur a arrêté de battre parce que ma fille n’arrêtait pas de pousser des cris de peurs.

Après un moment, Judith a cessé de crier. Elle est restée plantée devant ses parents comme une poupée muette. Il faut dire que cette charlotte-là était différente des autres. Je lui ai fait l’amour plusieurs fois. Sa mort me faisait oublier les événements bizarres de la journée. Je dirais même qu’elle m’a fait oublier l’existence de ma propre fille. Pour la première fois depuis des années, j’ai pu m’endormir tranquillement, sans culpabilité et sans aucune angoisse.

*

Le lendemain matin, vers 10h, j’ai souhaité bonne journée à Charlotte. Elle ne m’a pas répondu. Je me suis dépêché de sortir du lit parce que je savais qu’il y avait beaucoup de ménage à faire. Aussitôt levé, je me suis rassis au pied de mon lit. Ma fille se tenait devant moi et me fixait avec de grands yeux cernés. 

À cette heure-là, elle devait être à l’école. Je lui ai demandé ce qu’elle faisait debout, dos au mur où le grand miroir ne se trouvait plus. Elle n’a rien répondu. Elle avait l’air fâché, ou traumatisé, ou effrayé. J’ai cru qu’elle allait me reprocher de ne pas avoir nettoyé sa chambre ou qu’elle allait me rendre coupable de quelque chose. Elle a simplement continuer de bouder. Elle a marché jusqu’au placard et a sorti la vieille blouse fripée de sa mère. Elle l’a serré contre son coeur et a pivoté en direction du mur. Je me suis mis à rire, très fier d’avoir brisé les miroirs de la maison et d’avoir enfin compris que son air n’avait rien d’humain : cette judith n’était qu’un robot qui tentait de reproduire le même scénario que la veille.

Elle aussi devait avoir compris quelque chose : sans miroir, elle était dans l’incapacité de se dédoubler. Elle s’est elle-même laissée choir par terre. Elle a fermé les yeux pour s’offrir à moi. Avec ce nouveau petit robot inoffensif, j’ai eu un réel plaisir. Je n’ai pas eu à me battre. Je l’ai rejoint au sol et j’ai déposé son petit corps mou sur le mien. Elle s’est mise à bondir par petits coups. Comme une morte sur le dos d’un cheval vivant.



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