5 avril 2010

Tout mon talent dans un seul texte

À VOUS

Vous rentrez chez vous avec plusieurs sacs en plastique remplis de nourritures. Vous videz vos sacs sur le comptoir et vous en utilisez un pour la poubelle sous votre lavabo. Vous l’installez à l’endroit prévu à cet effet. Vous rangez la nourriture. 

Vous revenez de l’épicerie où vous avez acheté du pain, des barres tendres, des salades de fruits en conserve, une bouteille de vin blanc, des frites congelées, des saucisses et des pains à hot-dog, un poulet et votre revue préférée. Vous avez aussi acheté du savon à vaisselle et du savon pour les mains. 

Quand vous êtes passés à la caisse, vous avez dit à la caissière que vous aviez oublié vos sacs réutilisables en tissu. Vous avez menti. Vous détestez faire cela. Mais vous détestez également vos sacs en tissu. Ils sont sales. Vous avez l’impression qu’ils puent. Vous avez aidé la caissière à emballer vos effets dans des sacs en plastique. Vous aviez besoin de ces sacs jetables. Il vous manquait un sac pour la poubelle située sous le lavabo.

Vous êtes sortis de l’épicerie avec quatre sacs bien remplis. Vous avez marché jusqu’à chez vous. Vous avez déposé vos effets devant la porte d’entrée. Vous avez probablement sorti votre trousseau de clés à ce moment-là.

Soudainement, vous vous rendez compte que vous êtes dans la lune. Vous étiez en train de réfléchir au fait que vos journées se ressemblent toutes. Vous rangez les frites dans le congélateur. Vous ouvrez la bouteille de vin. Vous faites tout cela machinalement. S’il y avait quelqu’un d’assez fou pour vous chronométrer, il verrait que 54 secondes exactement s’écoulent entre chacune de vos gorgées de vin.

Vous ouvrez le robinet : eau chaude, évidemment... L’eau continue de couler. Vous y versez du savon à vaisselle pendant 2,7 secondes. Comme d’habitude.

Vous étiez encore dans la lune. Vous pensiez au fait que le robinet d’eau froide ne sert à rien. Vous ne l’avez probablement jamais ouvert. Pas même pour tiédir l’eau chaude. L’eau n’est jamais trop chaude. Vous avez les mains endurcies par l’ouvrage. Avec le temps, votre peau est devenue une carapace. Vous vous demandez s’il en va de même pour le coeur. Pendant que vous pensez à cela, les assiettes plongent d’elles-mêmes sous la mousse. Et votre main frotte les ustensiles sans même que vous n’ayez à vous en préoccuper. 

C’est tous les jours pareil. Vous vous sentez comme une machine. Il n’y a jamais énormément de vaisselle parce que vous la faites tous les jours. Vous ne voyez pas l’intérêt de sauter une journée. Cette vaisselle constitue votre passe-temps. Elle vous berce vers la soirée. De toute façon, vous détestez voir les assiettes traîner sur le comptoir quand vous vous réveillez le matin. 

Vous étiez encore dans la lune. Vous regagnez vos esprits. Les chaudrons se sont lavés tous seuls. Vous êtes rendus à nettoyer les comptoirs. Vous prenez une gorgée toutes les 54 secondes. 

La soirée arrive. Vous la sentez dans votre tête. Vous vous assoyez enfin. Vous ouvrez le soir et vous refusez de lâcher votre verre.

NOMBRIL

Je me suis assis trop tôt. Il faut encore vérifier les poubelles. Celle de la salle de bain est toujours vide. Évidemment, personne ne jette jamais rien dans cette poubelle : juste à côté, il y a une toilette. Je devrais jeter cette poubelle aux poubelles. Mais les éboueurs n’oseront jamais jeter cette poubelle. Ils la videront même si elle est vide. Et le lendemain matin, je rentrerez ma poubelle chez moi. Je ne la laisserai tout de même pas au bord du chemin. 

J’étais dans la lune. La poubelle de la salle de bain n’a pas bougé, mais celle sous l’évier est pleine. Déjà. Il me semble l’avoir changée cet après-midi en revenant de l’épicerie. Ou alors c’était hier? Ici, tous les jours se ressemblent. Je change mes poubelles machinalement. Je serais fou de noter une telle insignifiance dans un agenda. Les agendas sont faits pour les gens de métier.

Si seulement j’avais un clone, je lui attribuerais toutes les tâches ennuyantes. Je le nommerais secrétaire officiel d’un agenda qui ne me servirait à rien. En plus, je pourrais le frapper comme bon me semble, ce qui évacuerait mon stress. Je le traiterais d’incapable et d’alcoolique. Ce qui évacuerait ma culpabilité. Je pourrais même m’assoir pour le superviser. 

Bref, je m’assoirais beaucoup plus tôt que d’ordinaire. Ce qui me permettrait de boire beaucoup plus de 54 secondes.

VAGIR

Je ne comprends pas ma solitude soudaine qu’elle ne doit pas avoir été ramassée par les éboueurs et je suis sûr, il y a mon double quelque part. Il doit être tout près, ou peut-être en train de rouiller au fond des poubelles. Je ne suis pas fou. J’ai mon double quelque part que je cherche.

Je récapitule : d’abord, je suis rentré de l’épicerie où j’ai demandé les sacs de plastique pour les poubelles et j’ai fait la vaisselle et j’ai la preuve qu’il n’y a plus d’assiettes. Je me souviens d’avoir dit que je n’avais pas besoin de faire la vaisselle parce que je l’avais faite hier, ensuite, j’ai changé les poubelles, ou alors je ne l’ai pas fait et je l’avais fait hier ou alors elles ont toujours été vides, puis j’ai nettoyé les comptoirs mais c’était peut-être ce matin, ou plutôt cet après-midi, je le fais chaque jour ; j’ai peut-être sauté une journée sans m’en rendre compte et je n’ai peut-être rien fait de la journée.

C’est fort possible. Je n’ai peut-être rien fait du tout. Ou alors j’ai tout fait sans m’en rendre compte. Je me souviens d’avoir refuser de noter à l’agenda parce que c’est pour les gens de métiers. C’est la faute d’entrer dans la lune si je ne me souviens pas. Mais mon verre de vin.

Je me rends toujours jusque là. Je m’assois. Je prends les gorgées stables chronométriques et je vis les lunes successives jusqu’à me dormir. Quelque chose d’anormal s’est glissé dans mes provisions normales. 

J’ai perdu mon trousseau de clés. J’ai dû le mettre quelque part. Peut-être j’avais les mains pleines en ouvrant la porte et peut-être je l’ai mis dans un sac d’épicerie, qui lui est devenu sac de poubelle, sac de poubelle que j’ai donné aux éboueurs. 

Et les éboueurs sont venus vider le vide. 

LES VIDANGES DE MADAME LUPIN

Je ne veux pas dire qu’il perdait la mémoire, mais à force de faire une même chose, cette chose devenait pour lui si commune qu’il était incapable de la placer dans le temps. Il est devenue fou. 

Je ne veux pas dire qu’il avait perdu le sens du temps, mais le temps était devenu pour lui une série de gorgées de vin blanc qu’il achetait lui-même à l’épicerie, sans même que je lui commande quoi que ce soit. Il faisait tout comme une machine. 

Parfois, il tombait dans la lune, on dirait. Son regard s’effaçait. Il pensait à quelque chose. Mais compte tenu du nombre de minutes qu’il passait à faire la vaisselle, comparé au nombre de minutes qu’il passait à réfléchir, je crois qu’il était beaucoup plus robot qu’humain. Cérébralement, il ne s’activait que pour chercher le trousseau de clés qu’il avait lui-même jeté aux poubelles l’après-midi. Et, personnellement, je trouve cela bien agaçant de voir un clone chercher un trousseau de clés dans les poubelles de mes voisins à deux heures de la nuit... 

Je vous le jure et vous le dis : je ne crois pas avoir tué mon clone. Je l’ai frappé un peu fort ce soir-là, certes, mais il était déjà très malade. Il buvait une gorgée de vin blanc toutes les 54 secondes. J’ai moi-même chronométré, Monsieur. Il avait un réel problème de consommation. 

Qui plus est, mon clone ne faisait jamais la vaisselle, prétextant qu’il l’avait déjà faite la veille ou le matin. Aussi, il refusait de noter ses tâches à l’agenda, disant que les agendas étaient faits pour les gens de métier... Enfin, il refusait de jeter la poubelle de la salle de bain dont je n’avais plus besoin. Il disait que, de toute façon, les éboueurs ne la prendraient pas. Il « boguait » littéralement. Il se mettait à répéter sans cesse que le vide se vide, mais que le vide ne se jette pas. Je ne savais plus qu’en faire.

Pour le reste, Monsieur, je devais être dans la lune... Mais vraiment, dites-moi, soyez sincère, ne vous est-il jamais arrivé de jeter un double dans une poubelle? J’ai cru bon de placer mon clone au fond d’une poubelle parce que je croyais bien que c’était là le fond qu’il recherchait... 

Je ne suis pas très doué avec les clones et les doubles. Pour moi, ceux-ci ne sont rien de plus que des objets voués à se perdre ou à être jetés par inadvertance. C’est pareil avec mes clés. Je fais toujours une série de doubles que je perds constamment malgré moi. Je les oublie dans mes sacs d’épiceries, qui eux deviennent des sacs-poubelles. 

Mais le vrai trousseau, quant à lui, il demeure bien au fond de ma poche. Il ne me quitte jamais.

Aucun commentaire: