4 mars 2010

La permanence des objets




Vous êtes assis sur une chaise. Il y a de la nourriture dans un bol devant vous. C’est un bol transparent dans lequel il y a de la purée de légumes. Vous n’avez pas faim. Vous jouez avec la cuillère mais refusez de manger. Votre mère s’assoit devant vous. Elle vous sourit. Vous connaissez le truc. Elle enfoncera la cuillère dans le bol et la ressortira en vous laissant croire que c’est une fusée, ou une voiture qui doit entrer au garage. Votre bouche, c’est le garage. C’est connu. Vous pleurez déjà.

Sans que vous ne sachiez pourquoi, votre mère pose ses mains sur ses yeux et s’approche lentement de votre visage. Soudainement, elle ouvre ses mains, laissant voir ses deux grands yeux ouverts. Vous n’avez pas encore eu le temps de reconnaître ses yeux qu’elle crie coucou. Vous riez. Et elle recommence. 

Vous riez chaque fois qu’elle fait coucou. Vous savez très bien pourquoi vous riez. Vous riez parce que les yeux de votre mère avaient disparu et que le mot coucou correspond exactement au moment de la redécouverte de ses yeux. Il vous paraît absurde qu’un objet aussi important que les yeux de votre mère disparaisse et réapparaisse sous l’action d’une formule magique. 

Vous riez. C’est un jeu que vous mémorisez. Plus tard, lorsque vous aurez deux ou trois ans, vous vous approprierez les bases de ce jeu. Vous mettrez les mains sur vos yeux, et c’est vous qui ferez coucou à votre mère. Elle sourira. Ou elle fera semblant de rire. Mais à vrai dire, ce jeu n’a rien de drôle.

Le jeu du coucou fait croire à l’enfant que l’objet est permanent. Sans que vous ne vous en doutiez, votre mère vous apprenait quelque chose de très important : même si vous ne voyez plus les yeux de votre mère, ceux-ci existent toujours.

C’est un apprentissage très sain. En vieillissant, vous vous êtes dit qu’il en allait de même pour tous les objets. Lorsque vous ne voyiez plus votre père, vous vous disiez qu’il existait toujours. Vous avez cessé peu à peu de pleurer et vous vous êtes formés comme une personne normale. Vous aimiez beaucoup aller au parc, mais dès que vous en reveniez, vous aviez l’habitude de pleurer. Plus maintenant : vous acceptiez la permanence de l’objet. Vous acceptiez le fait que l’objet-parc puisse exister même si vous n’y étiez pas et vous saviez que vous y retourneriez d’ici peu. 

Vers l’âge de cinq ans, vous ne pleuriez plus pour aller au parc. Vous pleuriez beaucoup moins qu’à l’âge de deux ans. Vous vous êtes rendu compte que rien ne bougeait et que les choses que vous aimiez restaient là où elles étaient. Vous saviez qu’il était possible, à n’importe quel moment, de retourner à l’endroit que vous aimiez. 

Vers l’âge de dix ans, vous ne faisiez que ça : retourner à l’endroit que vous aimiez. Vous y alliez à pieds, et à douze ans, vous y alliez à bicyclette. Vous retourniez dans ce petit repère secret. Le coin d’une maison, le sommet d’une colline, le bord d’un ruisseau ou d’un chemin de fer, un trou dans un champ, le sous-sol de votre propre maison ou de celle de vos grands-parents ; bref, même si vous saviez que ces endroits étaient permanents et qu’ils ne bougeraient jamais, vous y retourniez quand même, pour vivre la paix d’un moment secret.

Moi, ma mère ne m’a pas fait coucou. Je n’ai jamais vu ses yeux se rouvrir. Pour moi, tout bouge toujours. Il n’y a rien de permanent. J’habite à Montréal, tout près du Stade Olympique. Mais chaque fois que je ferme les yeux, je sens qu’il cesse d’exister. Tout se ferme quand je ferme les yeux. Quand mon père me parle de l’Italie, je fais semblant de comprendre. Je ne crois pas à l’Italie. De même que je ne crois pas au reste du monde. Je ne crois qu’à ce que j’ai vu. Tout le reste est noir et n’a jamais existé. 

Je ne crois pas aux médias, je ne crois pas à l’information, je ne crois pas à la politique, je ne crois pas à la pauvreté dans le monde, je ne crois pas au passé de mes amis, je ne crois pas à la lune, au big bang, au quartier chinois, aux clochards, je ne crois en rien. Je ne crois qu’en ce que j’ai vu. Dès que ma blonde quitte le pas de la porte, je cesse de croire en son existence. Je me retrouve seul, seul avec mon appartement.

Mon frère n’a pas eu ce problème. Il perçoit très bien que nos parents puissent exister sans lui et que le Stade Olympique ne se détruise pas chaque fois qu’il retourne chez lui. Mais il étudie les sciences. L’autre soir, je lui ai dit que je lisais la Bible et que je commençais à croire en Dieu. Il m’a répondu qu’il n’en croyait rien. Il m’a dit qu’il lui fallait des statistiques, des preuves.

- La Bible... il a dit, on n’a pas de preuves. Moi, je crois en ce qui est observable. Je crois en ce qu’on peut voir. La Bible, c’est de l’imaginaire. 

Et j’ai rêvé, un court instant, que maman ne lui avait jamais fait le coup du coucou...

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