28 septembre 2009

Tous les oiseaux partent d'Afrique





C’était la montée de l’individualisme, un allié du capitalisme, qui avait fait de chaque humain un être quasiment dépourvu de toute empathie. D’un côté, les pauvres s’enrichissaient secrètement. Et de l’autre, les riches s’appauvrissaient dans le secret de leurs péchés individuels : jeu, drogue, gourmandise, sport, sexe, shopping, voyage. Et malgré tout, personne ne donnait rien à personne, de même que personne ne se préoccupait du reste du monde. Personne n’ouvrait les yeux devant le malheur des autres : tout le monde était satisfait de son propre malheur. Du coup, les guerres ont cessé. L’individualisme avait ses bons côtés : à quoi bon tirer sur un type que je ne connais pas? Il mourra un jour de toute façon...

Tout le problème démocratique actuel a donc commencé par la cessation des guerres, Docteur. Vous en conviendrez. C’est sur une terre paisible, sans guerre aucune, qu’est né Frédéric Sauge. Le père de la lignée des Sauge : une famille dont la fortune s’élève actuellement à plus de 7 500 000 000 000 000 000 euros. 

Compte tenu du climat paisible que constituait la planète, le nombre de morts diminuait chaque année. Si les gens avaient continué de se reproduire comme ils le faisaient, il est fort probable qu’aujourd’hui, nous nous pilerions sur les pieds, Docteur. Il fallait, pour le bien-être de l’évolution, trouver la façon de stopper la reproduction. Et, sans le savoir, c’est exactement ce qu’a trouvé Frédéric Sauge. 

Il faut dire que Frédéric Sauge était issu d’un milieu favorisé, ce qui l’a grandement aidé à faire valoir son point de vue. Son père, Baptiste Sauge, un grand investisseur, avait plus d’un million d’euros en banque. Pour Baptiste, l’argent prévalait sur tout. Il avait été bien surpris d’entendre son fils dire un jour que ce qui prévalait avant tout, c’était la famille. À cette époque, il était très mal vu de s’efforcer à fonder une famille plutôt que de s’efforcer à produire de l’argent... Pourtant, nous sommes aujourd’hui bien plus admiratifs de Frédéric Sauge que de son père, et son seul nom prononcé est reconnu à travers tous les pays comme étant le symbole de notre mode de vie actuel.

Frédéric Sauge croyait à la montée pro-familiale. Il tenait à ce que sa propre famille grandisse, et grandisse, jusqu’à ce qu’il y ait, dans chaque pays, un dénommé Sauge qui puisse refléter l’avenir de la famille. En fait, pour lui, il n’y avait que la famille qui comptait. Tous les autres n’étaient que des autres, voilà. Des autres empêchant le parfait essor du recul individuel. 

Et quand est venu le temps, vers l’âge de seize ans, pour Sauge de trouver une partenaire sexuelle, il a figé. Terriblement narcissique et réservé, il n’a pas même osé approcher la plus jolie des demoiselles. Il l’observait de loin, alors qu’elle ne demandait qu’à être abordée. Il existait bel et bien des logiciels permettant de rencontrer des « internautes », mais lorsque Frédéric rencontrait une internaute, le même problème survenait : il s’imaginait la femme de telle façon qu’il refusait toujours de la rencontrer en chair et en os. Il savait bien qu’il serait incapable, de cette façon, de trouver une femme avec laquelle peupler la planète d’enfants portant le nom de Sauge. Il faut dire également que la plupart des femmes, à cette époque, demandait à ce que l’enfant porte le nom de la mère, ce qui bousillait encore plus les ambitions de Frédéric.

Décidément, la notion de couple qui existait à cette époque ne coïncidait pas avec ce qu’était l’amour pour Frédéric Sauge. Il lui fallait une femme facile d’accès, une femme qu’il ait connu depuis sa tendre enfance, une femme avec qui il avait une multitude d’affinités, de points en commun, une femme qui puisse elle-même porter le nom de Sauge : et c’est pour cette raison qu’il a avoué, à l’âge de vingt-cinq ans, être amoureux de sa soeur Élizabeth Sauge. Immédiatement, ses parents ont espéré que l’amour ne soit pas réciproque. Et pourtant, la réciprocité avait depuis longtemps parlé : Élizabeth voyait dans les idées de son frère aîné un homme de grand avenir, un masculin comme nous ne pouvons nous l’imaginer aujourd’hui. Mais l’amour étant ce qu’il était à cette époque, mêlé à la passion, avait maintes fois réunis les deux frères et soeurs. 

Frédéric avait vingt ans lorsqu’ils ont fait l’amour pour la première fois. Après une soirée où ils avaient fêté l’anniversaire de leur père, la frère et la soeur n’avait pu retenir leurs élans. Frédéric n’a jamais rien dit au sujet de ces ébats, hormis ce court passage, tiré de son journal, où il dévoile son attirance pour sa soeur :

« Faire l’amour à ce corps dans lequel coule mon propre sang, lui faire l’amour à elle, c’est plus que d’entrer dans elle : c’est sentir mon sang qui passe dans mes veines puis dans les siennes... »

Bien au fait des conséquences génétiques d’un tel acte sexuel, Frédéric savait qu’il était impossible d’avoir des enfants avec sa soeur. Il connaissait les rumeurs voulant qu’un enfant né d’un frère et d’une soeur naissait souvent avec certaines malformations. Et ce n’était pas le genre de progéniture que Frédéric désirait. Ainsi, il s’est mis à chercher une solution.

Et la solution est celle que nous connaissons aujourd’hui : l’adotpion. En adoptant deux enfants, et peut-être davantage, Frédéric pouvait préserver l’honneur de son nom et intacte la santé de sa progéniture. Aussi pouvait-il continuer de faire l’amour à sa soeur en se protégeant afin qu’elle ne tombe jamais enceinte. Pour leurs parents, il importait peu que l’amour de Frédéric ait été sa propre soeur : en autant que cela n’affecte pas la santé de la progéniture. Ainsi, deux ans plus tard, Frédéric et Élizabeth se étaient déjà parents de deux enfants adoptés : Mélanie et Tristan Sauge.

Suivant les traces de leurs parents, et poussés par le climat individualiste de l’époque, Mélanie et Tristan n’ont jamais tenté de trouver, ailleurs que dans leur famille, un partenaire sexuel. Voyant que ses deux enfants étaient attirés l’un par l’autre, Frédéric n’a évidemment rien empêché. Il leur a parlé du droit de s’aimer, à condition que leurs relations sexuelles soient protégées. De plus, il leur a parlé de l’adoption comme d’une solution à leur énigme amoureuse.

Mélanie et Tristan ont suivi les conseils de leur parents. Ils ont adopté une Chinoise et un Italien : Fannie et Roméo. Ils avaient évidemment fait attention de choisir un garçon et une fille, afin que ces enfants puissent plus tard se reproduire par l’adoption.

Effectivement, vingt-huit ans plus tard, Fannie et Roméo se décidaient à adopter Yunksi (une Chinoise), un Italien (Prime), un Américain (Frédéric II) et une Américaine (Losla). Frédéric est tombé amoureux de Yunksi, et Losla de Prime. Ils ont tous adopté d’autres enfants, dont les noms échappent à l’histoire, car les données s’effacent peu après la mort de Frédéric Sauge.

Tout cela pour dire, Docteur, que la façon dont nous nous reproduisons provient de ce que Frédéric Sauge avait imaginé : un monde où les frères et les soeurs adoptent des enfants pour préserver la lignée de la famille. Mais ce Sauge n’avait pas pensé au problème démographique, Docteur. Le fait est que le reste du monde, voyant cette nouvelle façon de préserver la descendance, s’est également mis à s’amouracher de ses frères et soeurs pour adopter. Les familles les plus pauvres ont vendu leurs bébés à un coût minime, tandis que les plus riches voyaient leur famille s’agrandir à un rythme exponentiel. 

Bientôt, il ne restait plus un seul bébé adopté qui ne soit pas Africain. Car, bien sûr, les plus pauvres ont refusé d’entrer dans le jeu! Les Américains ont acheté tous les bébés africains... Mais l’Afrique a continué de fournir, évidemment! C’est pour cela, Docteur, que je vous parle des problèmes qu’a occasionné cette façon de se reproduire. D’abord, c’est un problème ethnique. Docteur, les races se retrouvent partout : ma soeur vient d’Haïti, vous vous rendez compte?! Vous savez, toutes ces races qui se mélangent, je vous explique : les Français adoptent surtout les Nigériens et les Haïtiens, d’accord, mais les Anglais ont adopté la moitié des Français, et les Québécois ont adopté l’autre moitié! Si bien qu’en France, on ne trouve plus aucun Français... Le nom des pays n’a plus vraiment lieu d’être et...

- Quel est le problème, dans tout cela? Il n’y a plus de pays... Et alors? Il y a une planète avec des êtres humains dessus... Je ne vois pas où voulez en venir.

Une planète sans pays, et bientôt sans bébés, Docteur! Tout dépend des Africains! S’il cessaient, du jour au lendemain, de se reproduire, il n’y aurait plus rien à acheter! Et ce serait la fin de l’humanité! Vous vous rendez compte? Le sort de l’humanité est entre les mains de l’Afrique... Il faut absolument créer de nouveaux bébés Américains, Français, Canadiens pour que l’on puisse s’adopter entre nous! Moi, j’aime bien les Françaises, mais je ne peux même plus aller en France pour espérer en trouver une! Bon, d’accord, je n’aime pas que les Françaises, mais en tout cas, chose certaine, je ne raffole pas des Noires! 

De toute façon, ce n’est pas là le problème le plus grave : la famille Sauge est aujourd’hui la plus grande et la plus riche des familles connues... Elle est insurpassable. Mais la famille Couvrevoix veulent faire la guerre aux Sauge. Ils veulent être les plus grands. Ce système, voyez-vous, ne crée rien d’autre qu’une injustice dans la distribution du pouvoir et des richesses. Et tout cela mènera à la guerre! 

Économiquement, c’est la folie. Une foule de familles pauvres, comme la mienne, ont vendu tous leurs enfants et demandent maintenant de l’aide. Une foule de familles ne trouvent plus de bébés à adopter, Docteur! Les plus riches seront toujours les premiers à mettre la main sur les premiers à être adoptés... Que pouvons-nous faire, nous, les pauvres? Dites-moi?

- Eh bien, baisez!

Mais, Docteur! Je déteste les Haïtiennes! 




1 commentaire:

William Drouin a dit...

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