23 septembre 2009

Le yoga de Madame Servi est servi

« Le monde est cave »
Évangile selon Gilles
versets 14 (et 232)



I

Je n'ai jamais voulu tuer personne. Si vous voulez une preuve, regardez l'agenda de Madame. Vous verrez que je n'ai fait que servir ce qu'on m'a demandé. 
 
On début, c’était le poulet farci aux épinards, les épices importées de très loin, les sauces très recherchées et les légumes cuits selon les méthodes traditionnelles. Les breuvages étaient concoctés savamment, avec des lunettes protectrices sur mon nez et de petites cerises si rouges qu’on aurait dit du plastique dans le verre. Je mettais le paquet. J’étais le cuisinier de Madame Servi. Et je ne voulais pas perdre mon emploi.

Madame était une vieille riche qui ne quittait pratiquement jamais sa chambre, sauf pour aller aux toilettes. Elle tenait toutefois à ce que son agenda soit bien rempli : elle y transcrivait donc, chaque jour, les menus que je lui apportais. Et elle bouffait. Sa vie se résumait à cela. Les quelques amis qui venaient la voir ne restaient jamais bien longtemps. Évidemment, ils ne venaient que pour conserver la possibilité de sous-tirer une partie de l’héritage de la veuve Servi. 

Je connaissais la vieille mieux que quiconque. Je savais que son air sévère n’était qu’une façade cachant une femme ricaneuse : c’était par politesse qu’elle ne riait jamais, parce que ce n’est pas beau de rire la bouche pleine. Et je savais aussi que son ancien mari n’était pas vraiment mort, et que c’était pour rire qu’elle se faisait appeler la veuve. Bref, même si je ne l’avais jamais vu rire, je savais qu’elle en avait envie. 

Pourtant, plutôt que d’engager un humoriste, elle payait un cuisinier pour lui faire découvrir de nouvelles saveurs. Je logeais chez elle, dans une chambre du troisième étage. Je n’avais pas d’ordinateur, pas de radio, pas de télé... Je n’y faisais que dormir. Je n’avais pas beaucoup de temps pour les loisirs. Je devais me préparer à préparer. 

Sitôt le déjeuner servi, je me préparais à préparer la préparation du dîner du soir. Je courais les marchés les plus spécialisés, à la recherche d’une saveur originale. Puis, je fouillais les livres de recettes pour savoir comment apprêter chaque nouvel aliment que je ne connaissais pas. Je n’avais aucun autre loisir. Je pouvais me vanter, à tout le moins, de connaître plus de variétés de légumes que n’importe quel cultivateur, et plus d’épices que n’importe quel épicier. Si j’avais participé à un questionnaire télévisé, à cette époque, j’aurais remporté le million. À condition que les catégories aient été « Fruits et légumes », « Épices », « Sortes de viandes » ou « Les céréales ».

En douze ans, j’avais servi à Madame Servi chaque soir un plat différent. Elle connaissait maintenant les saveurs de tous les continents, les repas les plus traditionnels de chaque pays et les fantaisies parisiennes les plus compliquées. 

Mais un soir, le 19 octobre 2010, ne trouvant pas d’idée pour une nouvelle recette, j’ai osé lui servir un plat identique à celui que je lui avais servi douze ans plus tôt : potage aux pommes et aux concombres suivi d’un magret de canard au cognac et au porto, accompagné d’un gratin dauphinois avec, en entrée, quelques portobellos au fromage de chèvre chaud. Rien de très compliqué. Reprenant des ingrédients que je connaissais déjà, j’espérais bien sauver du temps, mais Madame s’est immédiatement aperçu de l’astuce :

- Vous voulez rire de moi? C’est exactement ce que vous m’avez servi le 19 octobre 1998!

- Vraiment?! Oh, je... En êtes-vous sûre? Il me semble que le gratin n’est pas tout à fait le même! Voyez-vous, la façon dont le fromage a fondu, et les rangées de pommes de terre ne sont pas tout à fait disposée de la même manière et...

- Oui, j’en suis sûre. C’est écrit là, dans mon agenda. Quel est le problème, Ossc? Pourquoi me servez-vous un dîner de 1998? Voulez-vous m’empoisonner?!

- Non, votre repas ne date quand même pas de 1998! Il date d’aujourd’hui! Et je vous assure, le porto que j’ai utilisé n’est pas tout à fait le même qu’il y a douze ans, c’est un 92, alors qu’en 98, j’avais pris un 93 et, un an de différence je sais, ce n’est rien comparé à douze mais...

- Ossc! Dites-moi... Pourquoi? 

- Madame, après douze ans, il ne me reste plus beaucoup d’idées originales... À vrai dire, il n’en reste plus du tout...

- Je savais bien que ce jour allait arriver, mon petit... Je vais vous en trouver, moi, des idées.

En entendant cela, j’ai cru qu’elle allait se lever et se décider à faire elle-même la cuisine. J’ai eu peur. Peur de perdre mon emploi et mon logis, surtout. Mais évidemment, paresseuse comme elle est, elle n’a jamais toucher une seule spatule de toute sa vie, et sa proposition n’était rien d’autre que ce qu’elle venait de me dire : elle allait m’en trouver, des idées :

- D’abord, vos recettes, vous allez les faire par vous-mêmes, Ossc. Plus question de livres de recettes.

- Mais les recettes, je vais les trouver où?

- Puisque vous devrez inventer de toutes nouvelles recettes, vous n’aurez plus de temps pour les courses... J’ai également pensé à cela. Demain matin, je vous présenterai votre nouvelle collègue. Elle se chargera de faire les courses à votre place. 

- Mais les recettes?! 

- Où voulez-vous qu’elles soient? Dans votre tête, Ossc! Qu’est-ce que vous croyez? Je veux manger ce que vous avez dans la tête. Rien d’autre!

II

- De quoi faire une meringue! Et puis de la ciboulette! Et puis aussi, n’oublies pas le pain blanc, c’est très important qu’il soit blanc et tendre parce que la vieille ne...

- Oui, chef! Compris, chef. Je cours aux courses. Je vais faire la course pour faire les courses! En tout cas, tous les jeux de mots possibles avec le mot course...

Julyne avait décidé de me faire rire, mais ses jeux de mots la rendaient complètement ridicule. Plus elle parlait, plus je regrettais le temps où j’étais le seul à franchir la porte de ma cuisine. Ma cuisine... Celle dans laquelle je vivais, jour et nuit, depuis douze ans... Et tout cela, pour le bonheur du gros estomac d’une vieille riche qui bouffait ses émotions... Mais lorsque je voyais, dans les yeux de Madame, l’appréciation du repas que je lui avais servi, je me sentais complètement rassasié. Et cette appréciation, je ne voulais la partager avec personne. Je ne vivais que pour ça : pour voir trembler de bonheur, au bout de sa fourchette, les mains de Madame Servi, recouvertes des saveurs que j’avais inventées. 

- Qu’est-ce que c’est que ça?! Julyne!

- Ça? C’est ta ciboulette...?

- Ce n’est pas ça! De la ciboulette! Tu m’apportes de la mauvaise herbe! Tu vois bien, les tiges sont énormes! Et... t’as vu la grosseur de la racine?! C’est quoi ça? Un début de pissenlit au bout de la tige, là!

- Haha! Relaxe, Ossc! C’est une blague, c’est tout. Tiens, ta ciboulette. Ris donc un peu!

Rire. Ce n’était pas le temps de rire. Depuis que la vieille Servi choisissait elle-même les recettes que je devais préparer, je n’avais plus le temps de rire. De toute façon, dans ma cuisine, je ne riais jamais. Je travaillais. Et de toute façon, ce n’est pas le temps de parler. Passe-moi les oeufs. 

- Ce n’est pas une façon de demander des oeufs, ça!

- Passe-moi les oeufs! Vite!

Madame Servi décidait de la recette, oui. Mais elle ne donnait aucun ingrédient, ni aucune indication au sujet de la préparation. Il fallait faire de notre mieux, avec rien. Ça peut paraître absurde, mais tout ce qu’elle disait, c’est le nom de la recette : 

- Pour le goûter de cet après-midi, je voudrais des nuages. 

- Des nuages...?

- Des nuages, oui. Je me suis toujours demandé ce que goûtaient les nuages...

Nuages sur lit de moelleux? Avec un nom de recette pareil, c’était la panique à coup sûr dans la cuisine :

- Julyne! Vite...! Les oeufs!

- Oui, euh... fff... C’était sur la liste, les oeufs? 

- T’as oublié les oeufs. C’est une blague, encore? Il faut que je fasse des nuages! Comment je fais maintenant?!

- Pas besoin d’oeufs! Du lait... c’est blanc? Comme les nuages!

Elle a versé du lait dans une casserole. Elle l’a fait chauffer, puis elle m’a dit de le battre, pour voir ce que ça allait faire. J’ai battu, jusqu’à ce que ça forme une sorte de mousse. Puis elle a ajouter le sucre. Puis la ciboulette, pour faire comme des gouttes de pluie, qu’elle disait. Elle a versé tout cela sur la mie du pain blanc. Puis elle a dit : Un nuage, regarde!

- Mais ta pluie, Julyne... Elle est verte... C’est un peu dégoûtant, non?

III

Madame Servi aurait aimé ses nuages un peu plus « flottants ». Comme si une nourriture pouvait flotter par elle-même. Avec des réacteurs, peut-être, mais je n’ose pas imaginer le goût que ça aurait...

- Voilà donc ce que goûtent les nuages! Je n’aurais jamais pensé...! 

- Vous n’aimez pas...?

- Franchement, c’est dégueulasse.

- C’est ma faute, Madame... Je suis nouvelle! Et j’ai oublié d’acheter...

- Non, ce n’est pas de votre faute si les nuages goûtent la merde... C’est de leur faute à eux, voilà tout. Je comprends très bien. L’eau qui se retrouve dans les nuages ne provient pas toujours de sources très propres, parfois de lacs contaminés et c’est tout à fait normal qu’en y goûtant, il y ait quelques saveurs désagréables, bref, rien de très extra-ordinaire... Je vous félicite, vraiment!

- Vous nous félicitez?

- Oui, je vous félicite de ne pas avoir camoufler l’amertume des nuages. Je voulais goûter un vrai nuage. Me voilà servie! Maintenant, pour le dîner de ce soir, j’hésite encore... 

Un cratère de lune?! Cette fois, Madame Servi voulait goûter aux cratères de la lune... Ses caprices sont devenus de plus en plus fréquents, au fil des mois. Chaque jour, elle proposait un repas complètement farfelu : « Anneaux de Saturne », « Aurore Boréale », « Fantaisie sur noisettes grillées », « Soleil levant dans son coulis de rosée matinale », « Rocheuses marbrées! », « Mur de briques avec salade au mortier! », « Poutre rouillée enrobée de sa peinture laquée! »

Les recettes étranges se succédaient. Alors que j’avais été pendant des années spécialiste en matière de goûts et de saveurs, pendant deux ans, nous avons été les spécialistes en matière de tout ce qui ne se goûte pas. Quant aux saveurs de ces plats étranges, elles importaient peu. Chaque fois que le goût ne plaisait pas à Madame, elle se contentait de dire que la faute revenait aux objets qu’elle avait décidé de goûter. Ainsi, je ne risquais jamais de perdre mon emploi. Et, peu à peu, j’ai commencé à prendre la cuisine à la légère.

- O.k. o.k. j’en ai une autre! Hum! Tu sais comment on appelle les serveuses au Viet-Nam?

- Non! Comment?!

- Des serviettes!

- Hahaha!

Je riais avec elle, oui. Je prenais même le temps de faire ça. Tout allait si bien. Nous faisions ce que nous avions à faire, et sitôt que c’était servi, nous retournions à la cuisine pour rire toute la nuit... 

- Encore un peu de vin, Osscar?

- Je ne sais pas, Julyne... Nous aurons un problème demain matin... Mais bon, pourquoi pas! Tu connais l’origine du mot spaghetti? Je vais te raconter. C’est un soir, au restaurant, un Français qui revenait d’Italie demandait à son serveur de lui offrir un plat qu’il avait goûté en Italie : « C’est un plat que j’ai goûté en Italie, mais je ne me souviens plus du nom... » Et le serveur de demander : « C’est pas ghetti? » Et le Français de répondre : « Non, c’est pas ghetti! » Haha! Tu te rends compte! Les deux connaissaient la réponse sans le savoir!

- Un problème demain matin... qu’est-ce que tu veux dire? 

- Je crois que Madame Servie devient folle. Ses idées sont de plus en plus absurdes. On ne pourra pas le faire... Elle va nous renvoyer et on finira nos jours dans une misérable pizzeria et...

- Mais pourquoi? C’est quoi le petit-déjeuner de Madame Servie demain matin?

- Un yoga...

- Un quoi? Un yoga? Un yoga sur quoi? Accompagné de quoi?

- Elle a juste dit : un yoga. Rien d’autre. Je veux goûter au yoga.

- Ça ne me dit rien, moi, yoga. De la relaxation?

Le lendemain matin, c’était la panique dans la cuisine. Je n’avais aucune idée de ce qu’était le yoga, et Julyne non plus. Toutefois, elle avait suggérer une idée : 

- Du yogourt... Yaourt... Et du gaz? Ça fait un peu yoga, non? 

Je n’avais plus le temps d’hésiter. J’ai demandé à Julyne de courir m’acheter un gobelet de yaourt.

- Et pour le gaz, Osscar. On fait quoi?

J’ai pris une paille. J’ai pensé au dioxyde de carbone. J’ai planté la paille dans le gobelet et j’ai soufflé. Plus je soufflais, plus le yaourt faisait des bulles, mais sitôt que j’ai arrêté d’expirer, le yaourt est redevenu inerte. J’ai pensé ça y est, j’ai mis du gaz dans du yogourt. Et c’est ce qui se rapproche le plus d’un yoga... À vrai dire, j’avais terriblement honte de ma recette. Moi, grand chef de nature, résolu à créer cette recette de dernière minute. J'ai regardé le visage de Julyne comme si c'était pour la dernière fois.

IV

- Le yoga de Madame est servi! 

- C’est un yaourt? Pourquoi l’avez-vous laissé dans son gobelet original?

- Euh, c’est pour contenir le gaz, madame...

- Le gaz, c’est pour aider à la méditation, c’est cela? Oh, ingénieux... 

Julyne me lançait un regard qui voulait dire « laisse-la parler, elle se fera sa propre idée et on sera peut-être sauvés... ». Mais les sourcils de la vieille se sont froncés. Elle n’osait plus sortir la cuillère de sa bouche, pour ne pas répandre davantage la piètre qualité des saveurs que je lui avais offertes. Puis, elle a éclaté :

- Dégoûtant! Non, décidément... C’est la pire chose qu’on m’ait fait goûter! Quel perte... quel gaspillage d’appétit! C’est décidé, mes petits : je n’aime pas le yoga! 

- Ils disent que le yoga c’est difficile, au début...

- Difficile? Infecte, vous voulez dire! Ça laisse un arrière-goût de verre de vin qu’on aurait laissé sur la table de la cuisine toute la nuit... Bon, d’accord, la méditation, ce n’est pas pour moi. J’étais curieuse de savoir. Mais la mort, mes chéris...

- La mort?

- Je suis curieuse de savoir ce que ça goûte! Mais je suis consciente qu’il peut être ardu de trouver la mort ici-bas... Voilà ce que je propose : si vous m’apportez la mort demain matin, Ossc, j’augmente votre salaire!

- Entendu, Madame. La mort... Vous pouvez tout de suite le noter à votre agenda.

J’ai regardé Julyne. Et mon regard voulait dire « Je le savais, Julyne, c'est moi l’héritier. Vite, dis-moi, est-ce qu’il reste de l’eau de javel sous l’évier de la cuisine? ».

1 commentaire:

William Drouin a dit...

Appréciation de l'auteur : * * * *