16 septembre 2009

Des vers dans le nez


Seigneur
donne-moi la force d'apprécier
ce que je ne peux changer

donne-moi le courage de changer
ce que je peux changer

et la sagesse de voir la différence





Mon oncle est mort ce soir. Mais également demain soir. Et après-demain soir. En fait, il est mort tous les soirs qui suivront le ce soir d’aujourd’hui. Ce ce soir-ci. Enfin, il est mort pour l’éternité. Même s’il ne connaîtra jamais l’éternité, disons toutefois, pour préserver l’honneur du mort, qu’il sera mort pour l’éternité.

Mon oncle est mort ce soir. Il était mort également avant, mais il ne le disait pas. Il ne pouvait pas le dire, puisqu’il était mort. Nous lui demandions souvent : es-tu mort? Il ne répondait rien. Nous présumions donc que c’était un être vivant silencieux et timide. Nous lui donnions à manger, mais il n’avait pas grand appétit. Sa nourriture restait aux bords de ses lèvres. Ce qui entrait dans sa gorge n’y entrait pas vraiment, et lorsque la fourchette piquait son palais, aucun cri de douleur ne se faisait entendre. Nous le nourrissions, un point c’est tout. À vrai dire, nous ne nous étions jamais posé la question à savoir s’il vivait ou non. 

Lorsque je le voyais, le jour, inerte sur le divan, je croyais qu’il regardait la télé. Et lorsque je le voyais la nuit, inerte sur le divan, je me disais qu’il avait l’air de quelqu’un qui regarde la télé. Je ne me posais pas de questions. Déjà que j’étais celui qui faisait sa toilette... Personne ne m’en demandait davantage, et personne ne me demandait de compte-rendu quant à la santé du mort. Je m’occupais de lui, et je le faisais bien. C’est tout.

Je me souviens d’un après-midi. J’étais venu à son chevet pour lui nettoyer le visage. Et comme je m’apprêtais à passer la débarbouillette, j’ai vu sortir de sa bouche une dizaine de petits vers qui marchaient à la queue-leu-leu. Ils étaient mignons. Je les ai enveloppés dans un chiffon et je les ai gardés dans un bocal. Puis, j’ai attendu quelques minutes. Plus rien ne sortait du corps. J’ai promis à mon oncle que c’était notre secret à nous, et que je ne dirais rien aux parents. J’étais le seul à savoir que mon oncle mangeait des vers de terre en cachette.

Ma mère tenait beaucoup à ce que le mort soit en bonne santé. Étant donné qu’il maigrissait à vue d’oeil, elle s’est mise à le nourrir toutes les heures. Je préparais la purée de pommes de terre. Et comme je savais qu’il adorait les vers, je mettais le contenu de mon bocal dans son dîner, et j’ajoutais quelques vers de terre que j’avais cueillis dehors. Je pilais tout cela avec l’ustensile. Ma mère, voyant le brun dans la purée, croyait que j’avais ajouté des champignons à la recette.

Mon oncle n’avalait presque rien de tout le repas. Pourtant, moins il avalait, plus il ressortait de sa bouche ces petits vers translucides. Cet après-midi, alors que je venais faire sa toilette, j’ai voulu savoir d’où provenaient ces petits vers. J’ai regardé à l’intérieur de sa bouche. Puis, pour voir plus loin, j’ai écarté, avec mes mains, ses deux mâchoires. Sa mâchoire inférieure est tombé sur le canapé. J’ai pu voir l’intérieur de sa gorge : apparemment, c’est de là que provenaient les vers. Une multitude de petits insectes se promenaient là-dedans, comme s’ils voulaient faire une ruche avec sa langue. Sur les parois de sa gorge, j’ai glissé ma main, et elle en est sortie couverte de petits vers. J’ai traité mon oncle de tricheur. J’étais sûr qu’il mangeait des vers de terre en cachette. 

Il faut dire qu’en voyant cela, je me suis un peu fâché. Moi qui m’efforçais de lui faire de bon repas, voilà qu’il préférait les insectes du jardins à ma nourriture. J’ai alors décidé de tout avouer à ma mère. J’ai couru la chercher. Je lui ai montré ma main couverte de vers, puis la mâchoire disloquée de l’oncle. C’est alors que ma mère a proclamé la grande sentence : il est mort.

C’était l’après-midi. Mais par convention, nous disons qu’il est mort ce soir. Ça fait plus beau. Ma mère dit que ça fait plus juste. Il était 17h24, à vrai dire. Et ça c’est très juste. Il est parti comme un petit lapin. Une fois la mâchoire tombée, il n’a pas souffert du tout. Ça part vite les êtres humains quand ça a des bosse dans le fond du crâne. La dernière chose qu’il m’a dite, et ça fait longtemps de ça, c’est qu’il m’a demandé s’il m’avait remercié pour tous les repas que je lui apportais.

Ça devait faire au moins trois mois qu’il était malade. J’avais toujours été près de lui pour l'aider. Au début, il ne savait pas pour les vers de terre cueillis dans le jardin. Je les mélangeais discrètement à sa purée. Mais il a fini par prendre goût. Il en redemandait. Il n'en redemandait pas vraiment, parce qu'il ne parlait pas. Mais il ne disait pas non plus qu'il détestait ça. En fait, il ne disait rien. Mais qui ne dit mot consent. J’essaie de me défendre, mais les policiers disent que la mort c’est ma faute. Ils essaient de me sortir les vers du nez. Mais ils ne trouveront pas grand-chose dans mon nez. Je n’étais quand même pas assez con pour goûter la purée que je donnais mon oncle...





à Dario

1 commentaire:

William Drouin a dit...

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