9 septembre 2009

Carotte




Oui, un peu de pluie. Mais la pluie ne tombe pas au sol. Elle reste figée dans les airs, ou plutôt, c’est dans l’air. Ça sent la pluie. C’est presque là, tout près. Il y a une odeur de proximité. Il a plu. Il pleut presque. Je dis ça pare qu’un immense nuage mauve s’abat sur l’horizon à l’est. Il défie les arbres de le repousser. Mais le mauve flagelle les branches, comme. Je sais, d’habitude, c’est l’ouvrage des arbres de fouetter. Et d’habitude, les nuages, ça reste dans le ciel. Mais là, c’est comme si une paume avait frotté dessus. Vers le bas. Les couleurs tombent jusqu’à terre.

Le mauve foncé tombe comme un rideau sur le champ. C’était tourné lavande cet après-midi, puis bleu-gris, puis là, une couleur que j’appelle du mauve foncé. Sur moi, pourtant, c’est resté jaune. Orange. Mes cheveux sont devenus roux. Ils baignent dans le soleil fatigué.

Mais l’important, ce n’est pas le ciel, c’est la carotte. Petite. Plus petite qu’une aubergine, en tout cas. Ça c’est sûr. Elle roule comme un cône d’urgence qu’une auto aurait frappé. Comme. Et de petits bourrelets la secouent. Mais ce ne sont pas des bourrelets, parce que la carotte est mince. C’est plutôt des encavures. Sa pelure est striée, mais tout de même plus lisse que celle d’un ananas. Ça c’est sûr aussi. Parce qu’elle n’a pas de petits piquants. Je pourrais dire que son coeur est bourré de rainures, mais ça, j’inventerais parce que je n’ai jamais ouvert la carotte en question. Et je n’ai pas le droit. Le professeur l’interdit. Il dit toujours : « avant de savoir dessiner une carotte, il faut savoir décrire cette carotte, physiquement, en oubliant tout ce à quoi elle se rattache. » Il faut que j’oublie toutes les fois où j’ai épluché une carotte. Et les doigts après qui sentent la carotte épluchée. Et toutes les fois où j’ai sorti une carotte du jardin de maman. Et les grains noirs qui demeurent dans les rides de la pauvre. Et sa petite couette verte qu’elle n’a plus sur la tête parce que maman l’a arrachée. Et l’eau du lavabo qui coule sur elle comme une douche de printemps. Et ses petites larmes qui coule sur le sol. Les petites gouttes d’eau qu’elle laisse. Que maman essuie. Comme si ça n’allait jamais sécher tout seul...

La carotte roule sur la table à pic-nic. Il ne faut pas parler de la table à pic-nic, mais la carotte roule bien dessus. Et ça, c’est parce qu’elle est de forme arrondie. Elle a une forme que j’appelle le cône. C’est un cylindre qui pointe. C’est un cercle aspiré par un trou noir invisible qui se trouve juste devant. Et sa couleur est orange. Comme les oranges. Mais c’est une carotte. Et elle fait tout un contraste avec le ciel mauve foncé.

Mais, à vrai dire, si j’observe avec exactitude (et le professeur dit toujours il faut observer avec exactitude) : mauve foncé, ce n’est pas exactement l’exacte couleur du ciel. Il est plutôt bleu foncé. Comme si le noir de l’univers essayait de ressortir au travers de lui. En tout cas, j’avoue avoir un peu exagéré tout à l’heure. Les nuages ne tombent pas par terre : il n’y a pas réellement de nuages. Ils se confondent tout simplement avec le ciel. Ils se cachent dedans. Et ça c’est vrai. C’est un ciel foncé de haut en bas. Il n’y a pas de réelle pluie. C’est un ciel qui assombrit tout ce qu’il touche. Voilà. Il avale les élans des arbres sur le champ. À vrai dire, ces arbres ne sont que de maigres silhouettes. Rien de plus. Et bien sûr que leurs branches ne fouettent rien : c’est à peine si on les voit. Aussi, mes cheveux ne sont pas roux : ils sont bruns. Et pour rester fidèle à ce qui se pose devant moi, je dirais que je ne suis pas jaune. Je suis une sorte de brun qu’un gris tente de recouvrir. 

Et à vrai dire, je ne sais pas si là-bas c’est un champ, ou si là-bas c’est un chemin de fer ou une usine. Le ciel avale tout ce qu’il cache pour ne laisser voir, qu’en son centre, une lune éclatante. C’est une lune éclairé par du blanc, du blanc plus blanc que ce que le soleil ne peut donner au ciel de notre planète. Et à vrai dire, le soleil n’est pas du tout fatigué : il est carrément couché. Je ne sais pas pourquoi j’ai décrit le ciel de cette façon tout à l’heure, mais ma description était complètement fausse. Faut croire, l’exercice de la carotte m’a ouvert les yeux. 

J’essaie de décrire ma carotte, mais je ne la vois plus. J’écris dans le vide. Ah mais si, ça, c’est un petit bout de cône! Un fil brun foncé. Ça roule ici. Ce sont les rides. Les trous noirs ont avalé le cône au complet, on dirait. Quoi que, si ici, je touche, c’est lisse. Plus lisse qu’un ananas. Mais je ne saurais dire si c’est ma carotte ou si c’est mon crayon...

Mais le crayon je le tiens dans mes mains! Ou alors c’est la carotte?

Je me souviens maman au lavabo. Elle me disait souvent les carottes c’est bon pour les yeux. Alors j’aurais dû la manger, ma carotte, et tant pis pour les exercices du professeur! Comme ça, au moins, j’aurais pu décrire ce que je ne vois pas...


1 commentaire:

William Drouin a dit...

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