21 août 2011

Le fantôme de Crinésia

Solquite a vidé son verre de bière d’un seul trait. Elle ne l’a pas vidé par terre. Elle l’a avalé. Dans sa gorge. Son verre. Elle a avalé la bière qu’il y avait dans son verre. Elle n’a pas avalé le verre, non, elle a fait comme tout le monde. Elle a avalé le liquide qu’il contenait puis s’en est commandé un troisième au bar. Oui, un troisième. Quand vous êtes arrivé, elle en avait déjà bu un. Sans vous. Elle l’avait bu comme elle a bu son deuxième, et comme elle boira son troisième.

Oui, Solquite. C’est son nom à elle. Ses parents s’appelaient Mortide et Crinésia. Le plus étrange, c’est que Crinésia était son père. D’habitude, je vous l’accorde, les noms qui finissent par un a sont ceux des filles. Mais dans ce cas-ci, je vous assure que Crinésia était un père tout ce qu’il y a de plus homme. Il portait toujours un chapeau d’homme, en feutre. Son chapeau d’homme était en feutre. Ce chapeau n’était pas celui d’un homme en feutre. Les hommes en feutre, à cette époque, ça n’existait pas. Aujourd’hui on en construit, des hommes en feutre. Mais ce sont des oeuvres d’art. Crinésia n’était pas une oeuvre d’art. Il était fait de chair et d’os, et de sang, et de muscles, enfin, je n’ai pas besoin d’énumérer toutes les choses qui constituent un homme pour que vous saisissez le caractère humain et masculin de Crinésia.

La mère de Crinésia prétendait avoir été capturée par des extra-terrestres alors qu’elle avait dix ans. Elle disait que, lors de son voyage astral, elle avait visité une planète que les extra-terrestres appellent Crinésie, d’où le nom de son fils. C’est sur cette planète, disait-elle, qu’elle avait perdu la raison. Depuis, elle ne s’exprimait qu’en mots qui n’existent pas. Le nom de Solquite, quant à lui, demeure mystérieux. Mais puisque c’est elle qui nous intéresse, parlons-en. 

Solquite en était à son cinquième verre. Cinquième, déjà, oui, elle a bu vite. Tandis que nous parlions de sa grand-mère, elle buvait son quatrième verre. Son cinquième, elle l’a vidé dans sa gorge comme dans un tunnel sans fond. Comme si elle n’était qu’une machine, et son oesophage un tuyau, un cylindre. Elle a attendu que l’alcool affecte son cerveau, après quoi elle a noté ses impressions dans un carnet. Elle a écrit : 
« Je n’ai toujours pas trouvé la planète que je cherche. J’ai envie de faire l’amour maintenant. L’alcool a construit un pont entre mon vagin et mon cerveau. J’ai l’impression qu’un pont brûlant, bouillant d’envies, dirige mes actions. »

Elle est sortie du bar les yeux fermés. Elle a marché en ligne droite, calmement, trouvant la sortie sans même regarder, comme si ses pas étaient guidés par un dieu bizarre, oserais-je dire, par un extra-terrestre.

En sortant du bar, elle a pris le premier trottoir et l’a suivi vers les ruelles. Elle a pris des directions qu’elle ne connaissait pas, des chemins qui l’éloignaient de son appartement. On aurait dit qu’elle suivait une voix. Cette voix lui parlait. C’était curieux de la voir marcher comme ça, dialoguant avec cette voix qui lui parlait et à qui elle posait sans cesse la même question :
- Elle est où ma planète.
- Ta planète, répondait la voix, elle est plus loin.

Toujours en suivant cette voix, Solquite a traversé la ville jusqu’à chez sa mère. Elle a ouvert la porte de chez Mortide avec les clés qu’elle avait. Elle est monté au salon où sa mère regardait la télé.
- Bonsoir, a dit la mère. Que me vaut ta visite?
- Elle est où ma planète, lui a demandé Solquite. Je ne sais pas ce que ma visite vaut.
- Elle est chez toi ta planète, ma chérie. Qu’est-ce que tu fais ici? Tu t’es perdue?
- C’est où chez moi. 

Mortide s’est levée de son fauteuil. Elle a mis ses pantoufles. Depuis la mort de Crinésia, elle portait toujours des pantoufles. Elle avait froid aux pieds. Elle disait que le fantôme de Crinésia rampait sur le plancher jour et nuit et que c’était son âme à lui qui refroidissait l’air. 
- Elle est où ma planète, répétait Solquite. 
- Crinésia le saurait peut-être, a répondu sa mère, mais d’où il est maintenant, il ne pourra jamais nous le dire.
- Demande-lui. 
- Je ne parle pas aux morts ma chérie.
- Parle-lui.

Mortide a ouvert la porte du frigo. Elle a offert à sa fille de manger un morceau de jambon. Elle a sorti le jambon et le couteau. Solquite a choisi le couteau. C’était horrible de voir, dans la nuque de la vieille mère, le couteau planté comme un drapeau dans un cratère de lune. Le couteau a transpercé la chair, la nuque jusqu’à la poitrine, et le sang a versé comme une fontaine muette. 

La mère est morte. Son âme a peut-être quitté ses pantoufles, qui sait, pour ramper sur le plancher. Chose certaine, sitôt sa mère morte, Solquite lui a posé la question :
-Elle est où ma planète. Crinésia, c’est où? 
- Fous-moi la paix, a répondu une voix. 

Cette voix n’était pas celle de sa mère, ni celle de son père. Cette voix était celle d’un extra-terrestre, elle en était sûre. Cet extra-terrestre lui parlait, à elle, et s’apprêtait à la capturer. Avec un peu de chance, elle irait voir les splendeurs de Crinésie. Oui. Une nouvelle vie l’appelait. Et juste comme elle demandait à cette voix si elle devait sortir de la maison de sa mère, la voix lui a répondu :
- Non. Si tu veux voir elle est où ta planète, reste là. Suicide-toi et tu verras.

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