21 août 2011

Le jour où j'aurai tout dit

Le jour où j’aurai tout dit, tout écrit, tout été, été comme hiver; le jour où j’aurai été poisson et nageoires dans l’air qui me meurt, cheval les dents carrés sur l’herbe gentil, tigre orange sang sur mes zèbres de parents noirs ou blancs, lion sans crinière qu’on se demande si c’est un mâle ou une femelle, embryon qu’on se demande si ça sera un joli garçon; le jour où je n’aurai plus rien à dire, là seulement, je sortirai de chez moi. Là seulement, j’irai voir ces êtres humains qui au téléphone demandent à me voir.

J’irai m’asseoir dans les restaurants où les serveurs n’ont rien à dire aux clients. Je demanderai aux fourchettes si elles n’ont pas d’opinion au sujet des crevettes, du fait qu’elles riment avec elles, et si la rime trouble, je mangerai mes crevettes à la cuillère. Tandis que je parlerai à mes crevettes, le serveur m’observera d’un air angoissé. Il demandera à son supérieur qu’on m’expulse du restaurant, ce que je ferai, oui, avec dans mes poches tous les pains qu’on m’aura donné gratuitement, hurlant que la gratuité existe encore. 

Je retournerai chez moi en marchant d’un pas lourd. Je croiserai plusieurs êtres humains sans argent à qui je donnerai du pain, et des pigeons, à qui je donnerai le pain que j’aurai gardé pour eux. Une fille me croisera, peut-être, qui sait, à qui je demanderai si les homosexuels sont plus heureux que les autres. Elle me répondra :
- Quels homosexuels?
- Il vous faut des noms? dirai-je.
- Non.
- En voilà un quand même, un nom.
- Lequel?
- Le vôtre. Votre non.
- Non. Mon non, je ne l’écris pas de cette façon.
- Il n’y a pas de fautes dans les noms. Ils s’écrivent comme on veut qu’ils s’écrivent. Si je veux écrire Jean, je peux écrire Gens, c’est mon choix.
- C’est qui, Jean?
- Un ami. Un homosexuel, enfin, répondez.

Je pataugerai dans ces dialogues, ces mots que tout le monde juxtapose pour créer du sens alors qu’ils ne riment à rien. Je serai nostalgique de ma crevette au restaurant, qui elle, rimait avec ma fourchette. Je me trouverai stupide d’être nostalgique d’un moment qui vient à peine de se terminer et c’est plus malheureux que jamais que je rentrerai chez moi, seul, devant ces mots que j’écris et qui m’ont fait rater la majeure partie de ma jeunesse.

J’écrirai. Je raconterai que, en sortant du restaurant, j’ai rencontré une femme ce soir, et elle avait un nom qu’elle n’écrivait pas comme mon nom à moi, enfin, mon nom était différent du sien, et puis, nous nous sommes parlé même si elle s’appelait autrement que moi. Je n’ai rien compris, évidemment. Chaque fois que je parle à quelqu’un qui n’est pas moi, mes mots quittent ma tête pour se rafraîchir dans la tête de ce quelqu’un-là, comme dans une piscine, puis me reviennent trempés, incontrôlables. Comme des enfants dans une glissage d’eau, mes mots glissent dans les tourbillons de mes oreilles. J’entends du bruit, des cris désagréables, quelque chose d’enfantin, d’animal, d’intolérable.

J’écrirai toute la nuit. La femme que j’ai croisée en sortant du restaurant ne lira jamais ce que j’écrirai à son sujet. Je garderai mes mots pour moi, me disant que de toute façon, ça n’aurait pas pu marcher avec elle. Nous n’avions qu’un seul point en commun. Elle était homosexuelle et moi aussi.

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