1 mars 2009

Champ de fraises 93

Le cycle nostalgique

I

Je n’ai jamais été heureux avant aujourd’hui. Jamais.

Ah si, peut-être, une fois, au milieu du champ de fraises... Ça, ce souvenir-là, et aujourd’hui. Ce sont les deux seules fois où j’ai été heureux. Sinon... sinon c’est de la merde.

II

Le champ de fraises... C’était en 93. Mois d’août. Le ciel était bleu. Il pouvait pas être autrement que bleu. Si y avait pas été bleu, y aurait été bleu quand même. Y avait pas le choix d’être bleu. Je voulais qu’il soit bleu. Et je veux qu’il ait été bleu. De toute façon, maintenant c’est moi qui décide.

III

Au fond, ça va de soi qu’il ait été bleu. On va pas à la cueillette quand le ciel est gris. Ça se fait pas. Quand il est gris, on y va pas. On attend qu’il soit bleu. Je me fais rire là... Je dis ça comme si j’étais souvent allé cueillir des fraises...

IV

93. Ça me faisait huit ans. J’étais libre comme un enfant de huit ans. J’étais libre comme moi, à huit ans, qui refuse de remplir son panier de fraises. Moi, les fraises, je les mangeais. Je les ramassais pas. Les réserves, c’était pour le futur et moi je vivais le présent. Je croquais dedans.

Ma soeur, elle, c’était le contraire. C'était la deuxième fois qu'elle allait cueillir au champ et elle disait, pour ça, je fais des réserves. Des tas de réserves. Une dizaine de paniers. Elle en a eu pour des années à manger ses fraises décongelées. Elle disait que d’en manger ça lui rappelait la première fois qu’elle était allée au champ. Elle croquait les yeux fermés sur son divan et ça la transportait. Elle a toujours refusé d’en donner. L’égoïste. Elle les gardait pour elle. 

V

Au milieu du champ, du haut de ses dix-sept ans, elle cueillait, et cueillait et disait, je ferai pas comme la première fois non cette fois je fais des réserves, j’en aurai pour longtemps je vais les congeler. C’était vrai, déjà elle avait son congélateur exprès pour ses fraises. Moi, c’était la première fois que j’y allais. Alors les fraises, je les mangeais sur-le-champ. 

Je me fais rire là. Dedans-le-champ.

VI

Mes parents eux ce qu’ils faisaient - ils en mangeaient ou ils en cueillaient - je sais pas j’avais pas le regard développé dans l’extra-diégétique j’avais huit ans bon, ni un ni l’autre, je crois. Ils discutaient avec leurs amis. Jocelyne et Robert. Les grands ils se foutaient bien des fraises. Ils étaient venus parce que c’était l’idée de ma soeur. 

C’est la seule bonne idée qu’elle a eu à vie. Et comme l’idée était bonne je me dis peut-être c’était plutôt l’idée des enfants de Jocelyne et Robert qui étaient là habillés en enfants.

Et c’étaient les enfants qui étaient habillés en enfants... Pas Jocelyne et Robert. Eux ils étaient habillés en grands. 

VII

Le ciel était bleu et je le redis parce que les enfants des amis de mes parents étaient deux. Deux filles. Marcella et Marina. Elles rimaient ensemble. Moi ma soeur s’appelle Julie. Et moi mon nom ça finit pas du tout en i. Je sais pas pourquoi je dis ça mais, de toute façon, les noms de gars, ça finit jamais en i.

VIII

Une fraise dans ma bouche et je regardais Marina. Elle mangeait toutes les fraises qu’elle voyait. Même celles des autres. Une petite voleuse et elle avait douze ans comme elle savait m’exciter et j’ai pensé enfin, c’est mon premier amour enfin...

IX

Marina se tenait debout devant moi. J’ai pas regardé ses culottes courtes. Je les ai longtemps pas regardées. Longtemps pas regardées et le temps a passé pendant que je les regardais pas. Déjà, il fallait rentrer. Je voulais pas partir. Et quand j’ai su que Marina voulait pas partir, je voulais absolument pas partir.

Elle s’est jetée sur moi comme du bonheur. Elle disait couchés comme ça, les fraises vont nous cacher et on va pouvoir rester plus longtemps au champ. J’étais d’accord. Évidemment que j’étais d’accord. Je disais rien, j’avais huit ans. Si j’avais connu la phrase « qui ne dit mot consent » à cette époque-là, ça m’aurait fait quelque chose à dire... Mais là non.

X

Je sentais sur ma joue le long souffle de Marina et la saveur-fraise. Chaude comme les petites feuilles au soleil et les jolies fraises presque bouillantes. 

Elle était étendue au-dessus de moi. Comme un ciel qui a le droit de pas être bleu. 

Elle poussait un rire. Et un autre rire. Dans sa main une poignée de fraises et elle a tout mis dans sa bouche. J’ai pas regardé ses lèvres. Ses lèvres très rouges et mouillées, remplies comme des joues pleines de fraises mais j’ai pas regardé ses lèvres et elle m’a vu les pas regarder.

Elle m’a craché un pépin.

XI

Une fraise est tombée sur mon front et c’était pas un pépin. C’était ma stupide de soeur qui me lançait les fraises les plus laides de son panier parce qu’elle faisait son ménage. 

- Mes paniers sont pleins! On s’en va! Mes paniers sont pleins juste de bonnes fraises parfaites! On s’en va! qu’elle criait comme un con. 

Ma soeur était très conne. Elle était très conne et elle criait comme un con.

XII

Soudain il a fait un peu froid et j’ai vu l’automne, la mort d’une feuille octobre 93. J’ai vu mon je-m’ennuie-de-toi-Marina de 94 et ma solitude-super-nintendo de 95. Mon angoisse de 96, mon stress de 97, ma frustration de 98, ma panique de 99, ma débauche de 00 et ma déception de 01, ma colère de 02 et ma rage de 03 ; mon apocalypse de 04, étendue jusqu’à 05, ma renaissance ratée de 06, puis mon suicide raté de 07. Ma re-rage de 08 et enfin, faut se rendre à l’évidence, mon manque d’amour de 09. 

Faut se rendre à l’évidence, j’ai jamais eu de deuxième amour...

XIII

Aujourd’hui, le ciel est bleu. Je le re-redis parce que... Parce que j’ai jamais dit qu’aujourd’hui le ciel était bleu. J’ai jamais eu une très bonne mémoire, mais je sais que j’ai jamais dit qu’aujourd’hui le ciel était bleu.

Il pourrait pas être autrement... Les fraises sont pas presque bouillantes sous le soleil. Elles sont bouillantes. J’en ai mangé une... Une seule c’est promis. 

XIV

Cette fois, je fais mes réserves... Je ferai pas comme la première fois non cette fois je fais des réserves j’en aurai pour longtemps je vais les congeler j’ai déjà mon congélateur exprès pour mes fraises.

XV

Je respire sur le champ. Je suis heureux. Plus que jamais. À vrai dire, je n’ai jamais été heureux avant aujourd’hui. Jamais. 

Ah si, peut-être, une fois, au milieu du champ de fraises... Ça, ce souvenir-là... et aujourd’hui...






4 commentaires:

Anonyme a dit...

:D
haha...marcella et marina lolll t drole toi! xxxxx

William Drouin a dit...

bah quoi... ça pourrait exister... :)

Anonyme a dit...

mais henri c'est un nom masculin qui fini en i ... humm... et au mois d'aout il n'y a plus de fraises dans les champs... ;)
mais je l'aime ton texte :) xxx

William Drouin a dit...

Rachel, selon la variété des fraises, la saison de maturation s'étend de mai à septembre. Parfois même ça va plus tard, c'est le cas de la selva qui se récolte de juillet jusqu'à octobre.

Tu parlais sûrement d'une variété de fraises en particulier, que t'as déjà cueillie et qui n'existait plus au mois d'août ;) Mais merci pour ton commentaire.