20 novembre 2008

Paysage de Russie : Ex Novina Embley T.S.1.





Je m’appelle Ex Novina.
Pas de gêne. J’ignore moi aussi d’où vient mon nom. Il faut dire que. Tout le monde n’ignore-t-il pas d’où vient son nom...? Il y a toujours au moins quelques raisons qui sont restées inconnues. Cachées quelque part. Dans les terres froides de l’est. 

Il faut dire que j’ai eu un père. 

Il était gris. Vous savez, le gris. Le gris-vert. Le gris-vert strié de blanc. Comme dans les machines. La Russie. Le communisme. Ce que ça vous dit. Mussolini. La hache. Écoutez... Vous n’avez pas écouté...

Je vais répéter. Mais ne me faites pas répéter. Je ne suis pas de celles qui répètent. D’ailleurs, je ne suis de celles de rien...

Il faut dire que j’ai eu un père que je n’ai vu qu’une seule fois. Et vous imaginez l’image que j’en garde. Elle n’est qu’une seule. Une seule image figée. Fixée dans le temps. L’image n’est pas fabuleuse. 

Mon père chauffant le métal d’un bunker russe. Puis sa torche ventait. Elle coupait le froid. Elle coupait les grands tuyaux métalliques. Métalliques et gris. Le gris-vert dont je vous parlais. 

Sur moi, de minuscules et rares flocons tombaient. La neige des premiers froids. Je tenais les boyaux de ses bonbonnes d’oxygène. Les gaz nécessaires à la coupe. Et je sortais de ma poche, quand il le fallait, un briquet. Alors sa torche se mettait à flamber. Et le bunker n’avait qu’à bien se tenir.

Et cette fois-là a été la seule fois où j’ai vu mon père. Mon père à l’oeuvre dans les bunkers de Russie. Il y avait, sur le tuyau qu’il coupait, de minces lignes. Des éraflures. Blanches. Sur le gris-vert. Et m’approchant du gris-vert, je me suis demandé pourquoi les artistes de mon pays avaient eu l’intuition de l’art abstrait.

Peindre. Sur de grands tableaux. De pareilles couleurs. De pareilles éraflures. De grandes crevasses dans le métal. De pauvres rouilles effritées. C’est une offense aux morts. Une offense à la guerre. À la laideur.

C’était le trou de l’humain qui s’épandaient à la couleur. De frêles ratures sur des tuyaux de trois pieds de diamètre. De solides tuyaux ancrés dans la terre. D’inutiles tuyaux que mon père devait couper. En vue de la construction des bunkers de la guerre. 

Et la torche faisait son travail. Une fois le tuyau coupé, nous l’avons enlevé de là. Il ne restait alors qu’un cercle d’acier au ras du sol. Mais il restait aussi ce qu’il y avait d’emprisonné dans le tuyau. Une femme morte.

Quelqu’un avait enfermé une femme dans ce tuyau. Ce cylindre était un cercueil. Nous ne le savions pas. J’ai vu mon père ne rien dire. Je me suis vue paniquée. Je n’étais qu’une fille de seize ans à l’époque. Et je crois que si, aujourd’hui, j’hésite à vieillir, c’est justement à cause de cette image de mon père.

Ce paysage de Russie. De minces flocons sur mon front. Un étonnement lors de la découverte du cadavre dans le cylindre.

Ce cylindre qui pourtant était si beau. Ce cylindre qui n’était pas qu’un objet glacé. Ce cylindre qui était notre pays. Notre froid. Notre stature. Notre art. Et le béton qui l’entourait. Béton armé. Armé de tiges de fer. C’était un béton dégoulinant de glace. De blanc glissant. Givré et noir.

Un tank dans l’armature. Des gens en pantalons camouflage. Noirs et blancs. Des gens trop pauvres pour les bazookas. Mais trop riches pour les grenades. Un sol parsemé de mines. Nous regardions où nous marchions. Mais nous ne marchions jamais sans savoir que nous ne savions pas où aller.

Quand mon père a découvert la femme morte dans le tuyau, le vent m’a éloignée. Quatre hommes armés ont tiré sur mon père. Aussitôt. Des fusils russes. De vieux Berdan. Un semi-automatique. Le M1 Garand. Les gardiens du bunker ont descendu mon père. Un malentendu. Ils ont descendu mon père pour un malentendu. Et je n’y comprenais rien.

Après, les gardiens ont douté de moi. Ils m’ont demandé mon nom. Mais je n’ai pas su quoi leur répondre. Ma mère m’appelait Anisha mais je n’avais pas eu de mère.

Les gardiens n’ont pas pris de chance. Ils m’ont enfermé ailleurs. Pas dans un de leurs cylindres cette fois. Simplement. Derrière une grille. Et j’ai cessé de vieillir. Je suis restée jeune. Et pour vous Américains, c’est un but. Pour moi, c’était un calvaire. Je suis demeurée poignardée par un âge. Seize ans. Une grille. De rares flocons. 

Mais ce n’est pas pour rien que mon père avait ouvert ce tuyau-là. Il avait de grandes ambitions révolutionnaires. Une partie de la révolte. Un mouchard. Il savait que dans ce cylindre se cachait le cadavre d’une morte. Il avait appelé la police auparavant. Brave.

Les gardiens avaient beau manipuler la morte. Il était trop tard. Les fusils allaient parler. Les gardiens ont tiré. La police aussi. Les gardiens du bunker ont gagné contre la police. C’était la guerre. C’était du hasard. Des balles. 

C’était la guerre. Il n’y avait pas de police. 

C’était à qui l’arme la plus forte. Et ceux qui voulaient économiser de l’argent en n’achetant que des AK-47 payaient le prix : ils perdaient. 

Je me suis retrouvée dans ce bunker sans pouvoir en sortir. J’y ai passé deux ans. Et c’est probablement d’où vient mon nom. Ex Novina Embley T.S.1. Une formule pour repérer les détenues. Rien de plus. Et dans tout cela, mon père est mort. Mais je ne sais pas ce qui me touche le plus. Sa mort, ou le paysage russe. Car je suis bien plus nostalgique de ma Russie que de mon père. 

Trouvez-moi égoïste. Sans-coeur. Trouvez-moi méchante. 

Mais ici, au Canada, vous avez beau avoir l’hiver. Ils vous manquent toujours les armes.

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