19 décembre 2008

CES ÉCRIVAINS QUI ÉCRIVENT SANS PROBLÈME


LA GRANDE PROBLÉMATIQUE

Quand on pense aux problématiques reliées à la création, on pense d’abord au blocage. Blocage de l’écrivain, blocage de l’artiste, on pense à tout ce qui peut de près ou de loin ébranler la création du créateur. Mais la véritable problématique de toute création, c’est bel et bien l’importance que l’on accorde à la problématique elle-même : c’est, en réalité, l’idée qu’il ne puisse pas y avoir acte créateur sans au préalable y avoir une problématique de base, vécue ou entendue, vaste ou brève. Autrement dit, c’est l’importance que l’écrivain accorde à l’impasse, de même qu’au temps qu’il a perdu à ne rien écrire de valable qui l’empêche de créer davantage.

En fait, la création elle-même se définit aujourd’hui bien plus par ce qu’elle pose comme problème à la société que par ce qu’elle lui donne comme solution. Et cela semble aller de soi. L’art n’offre pas de solution à quiconque le regarde : il offre un regard à quiconque cherche une solution.

Créer est un problème. D’ailleurs, le processus créateur est indissociable de la crise. Angoisse, épreuve du deuil, échec, tout cela renvoie à la condition pathologique de l’artiste dont parle Anzieu. Pourtant, l’artiste s’entête à créer. À combattre le blocage. À surmonter, et même à accepter l’expérience du saisissement. Mais qui sont ces écrivains qui écrivent sans problème?

Inexistants ou rares, ils échapperaient en tout cas au nombre embarrassant de créateurs dont les oeuvres prennent pour objet l’art lui-même. En effet, les problèmes reliés à la création ont investi, en majeure partie, le contenu de l’art contemporain. Peintres peignant la peinture, écrivains écrivant l’écriture - autoréférentialité, introspection maladive - l’art s’est replié sur lui-même, si bien qu’en fin de compte, pour l’artiste, ce qui détermine l’oeuvre d’art, c’est avant tout la misère avec laquelle il l’a créée. 

LA LITTÉRATURE : SOLUTION DE L’ACTE CRÉATEUR

Misère avouée, tolérée comme travail nécessaire, elle inonde le texte et déconstruit le mythe de l’artiste tourmenté. La mélancolie s’est effacée du paysage créateur pour laisser place au problème du devoir, du travail. L’écrivain compose. Il est devenu « travailleur ». Ce n’est plus la folie qui le guette, mais bien la dépression, la surcharge, le burn-out. Il ne reste du mythe baudelairien que le contenu de l’oeuvre d’art, un contenu décalé qui ne trouve plus sa source dans le réel, mais dans le souvenir d’une littérature. Prisonnier de ce qui « devrait être écrit », l’artiste affirme encore sa folie, mais cette fois sans aucune raison. Il affirme encore son mal de vivre, mais si celui-ci entraîne la mort, ce n’est pas dans une perspective sociale, mais par pur spectacle.

Un spectacle qui vise assurément l’originalité. Le critère de nouveauté d’une oeuvre, depuis les modernes, se définit par la valeur du problème qu’elle pose à la société : poser l’existentialisme, c’est poser le problème de l’existence ; poser le surréalisme, c’est poser le problème de l’inconscient, de la même façon qu’en posant le naturalisme, Zola pose le problème de la condition humaine.

Poser problème, remettre en question, provoquer de nouvelles perceptions... Est-ce là le but de l’art contemporain? Apparemment, oui. Il ne peut y avoir de réflexion sans problème. Mais le devoir de l’écrivain ne devrait pas être de « poser problème ». Seulement, nous ne voulons pas d’une oeuvre qui ne soulèverait aucun problème. Une oeuvre qui ne soulève pas de problème, pense-t-on, ne vaut pas la peine d’être entendue, car elle est celle d’un aveugle. D’un naïf.

L’art doit « ouvrir le réel ». C’est là une définition des plus communes. Mais le réel ne peut s’ouvrir indéfiniment, de même que l’art ne peut être dépourvu de limites. Au contraire, l’art est un espace clos, limité et simple, voire même unidimensionnel. Si l’on s’acharne à le complexifier et à en multiplier les approches, ce n’est que pour préserver le gage d’immortalité qu’il constitue, pour en assurer sa survie, sans laquelle nous ne saurions comment autrement laisser la trace de notre passage. Et par le fait même, consciemment ou non, nous faisons subir à l’art le même traitement que les humains subissent : nous en excluons une partie, nous en incluons une autre ; nous en jugeons une partie, nous en admirons une autre ; nous l’analysons ou l’observons ; nous tentons de le catégoriser, d’en faire une Histoire, mais surtout, nous tenons à ce qu’il évolue, car nous refusons son immobilité, tout comme sa mortalité. Comment avouer la non-progression de l’art contemporain, alors que, plus que jamais, l’humain ressent le besoin de progresser à tout prix? Le chef-d’oeuvre devient impossible pour l’écrivain, dit Barthes, car devant sa page blanche, « il ne dispose que d’une langue splendide et morte (...) au moment de choisir les mots qui doivent franchement signaler sa place dans l’Histoire ».

Les problématiques de la création ne cessent d’alimenter le travail créateur. Le roman n’est plus qu’une preuve de l’existence de la création. Malgré toute la volonté de l’auteur, le roman ne parvient pas à remettre en question quoi que ce soit, de même qu’il ne pose pas problème : le problème, c’est la création. Une fois le roman écrit, le problème est résolu. La littérature se donne alors comme solution de l’acte créateur, et l’artiste, comme celui qui solutionne.

LES ÉCHAPPÉES LUMINEUSES

Une oeuvre qui vise à poser problème ne vise au fond qu’à solutionner le problème de l’acte créateur.

Le mythe de l’artiste tourmenté se falsifie. Mais il demeure chez l’artiste une révolte, non pas dirigée à l’endroit de l’incompréhension, mais contre l’art lui-même. Puisque la création pose problème et que l’oeuvre n’est plus que le résultat d’un problème qui n’a pas lieu d’être, la révolte de l’artiste réside dans cette tentative de l’abolition de l’art et de son Histoire au profit de la vie, le danger d’une telle abolition étant qu’elle aboutisse à un refus catégorique de créer. Pourtant, nombre d’artistes ont annoncé le risque : on n’a qu’à penser à Anne Hébert, pour qui le refus de l’art s’incarne autant dans son oeuvre qu’en dehors, ou à Marcel Duchamp, qui à la fin de sa vie abandonne pratiquement l’art pour jouer aux échecs. 

Les problèmes liés à la création, de par l’ampleur qu’ils ont pris et l’importance qu’on leur a accordé au sein du domaine artistique, nuisent finalement à l’expression de l’oeuvre. Mais est-il possible d’écrire sans problème? La question revient plutôt au lecteur. Est-il possible de ne pas voir de problème dans ce que nous lisons? 

Il n’y a pas de réflexion sans problème, et donc, pour qu’un texte fasse réfléchir, celui-ci doit nécessairement poser problème. Et si l’objectif du lecteur est de réfléchir sur le texte, il faut que le texte lui pose problème. C’est précisément ce qui s’est produit pendant des années : nous avons lu pour réfléchir. Pourtant, ce qu’il faut faire ressortir d’un texte, ce n’est pas tant ce que le texte remet en question, ni même les nouvelles perceptions qu’il provoque, mais bien ce qu’il apporte de positif à une société, sans quoi l’art ne servirait qu’à traduire l’obscurité et la fatalité de notre incapacité à résoudre le réel.

En fait, le choix revient toujours au lecteur de faire d’une oeuvre un symbole d’obscurité ou de lumière, de même qu’il revient à l’artiste le choix d’une négativité ou d’une positivité dans son oeuvre. L’artiste aura toujours un choix à faire entre soulever un problème, ou aider non pas à sa résolution, mais à son abolition. Du moins, il aura toujours la possibilité de minimiser l’impact du traitement que le lecteur fera subir à son oeuvre.

Tout auteur de génie, aussi obscure son écriture puisse-t-elle paraître, ne peut se consacrer entièrement ni à l’obscurité, ni à la lumière : il doit savoir, au contraire, conserver l’un et l’autre des contraires, et si son écriture peut paraître plus obscure, ce n’est là que paraître ; ainsi, la faute reviendra toujours au lecteur de n’y voir qu’une chose ou l’autre, séparément, ou d’en exclure une partie au profit de la littérature qu’il tente de construire.

Sans doute, nous construisons l’image de notre littérature en dépit de ce que la littérature tente de donner à l’homme. Nous ne voulons voir de Kafka que ce qui semble être Kafka. Ce qui prime, ce n’est pas la façon dont une oeuvre saura former ou transformer la société, ce ne l’est pas du tout : ce qui prime, c’est au contraire la façon dont cette oeuvre saura former ou transformer l’art, tout simplement. Ainsi, nous négligeons bien plus l’impact que tel ou tel peintre aura sur l’homme que nous ne négligeons l’impact qu’il aura sur l’art.

CE MOT QUE L’ON TAIT

Si l’impact d’une oeuvre d’art se mesure par la force avec laquelle elle déploie une nouvelle perception sur le monde, ce que le monde soutire d’une telle oeuvre, c’est avant toute chose la réflexion que cette perception sucite. Et puisque toute réflexion découle directement d’un problème, la création renvoie inévitablement à la négativité de l’irrésolu. Ainsi, l’écrivain, au prise avec une écriture dominée par l’incapacité de résoudre, crée davantage dans la négativité du malheur que dans la positivité du bonheur.

« En littérature, tout est possible, sauf le bonheur. Il a cessé d’intéresser les auteurs : il est devenu un ressort usé et de mauvais goût. » 

C’est là un mouvement de balancier. Passant du noir au blanc, ce balancier ne date pas d’hier. Déjà chez Aristote, on remarque qu’une division s’opère dans l’art :

« La poésie se divisa suivant le caractère propre à chacun ; ceux qui avaient une âme noble imitaient les belles actions et celles de leurs pareils, ceux qui étaient plus vulgaires imitaient les actions des hommes bas, en composant d’abord des blâmes, tout comme les autres composaient des hymnes et des éloges. » 

D’un côté le bonheur, de l’autre le malheur ; le premier est tu, et le deuxième crié. Le bonheur est indicible. Le malheur, quant à lui, parle plus que jamais. Il dresse le faux portrait de la société. La vérité, c’est qu’on a donné à l’art le rôle précis de bouclier. Bouclier contre l’aveuglement, bouclier contre la naïveté, l’oeuvre peut tout être sauf aveugle. Elle a le devoir d’ouvrir, de faire voir, de nous ouvrir les yeux. De nous garder à l’affût d’un problème, d’une menace de mort. Elle porte en elle le propre de l’être humain : la réflexion.

Celui qui réfléchit, c’est celui qui distingue le génie de l’idiot, l’idiot du fou, quand pourtant la distinction n’a pas lieu d’être ; l’un est l’autre, comme l’autre descend de l’un, le génie descend de l’idiot, si bien que c’est lui qui fait le fou. 


1 commentaire:

Anonyme a dit...

J'adore! ;)
d'autant plus que j'ai eu mon mot à dire sur cette théorie ;)