27 juillet 2008

Le Moment de Vérité




Mon café bouillait à 100°C. Je serais prêt à parier que mon café bouillait dans ma tasse. Il ne faisait pas de bulles, mais si on m’avait demandé quelle était la température de mon café, j’aurais dit 100°C. Et j’aurais eu raison. Et j’aurais dit la vérité. 

Mais il n’y a personne qui demande ces choses-là au bon moment. Même si j’avais réussi à mesurer la température de mon café avec pour seul instrument ma langue, il n’y avait personne pour en témoigner. Pas même ma femme n’était témoin de mon exploit : elle était occupée à regarder dans son Atlas. Au lieu de s’intéresser à mon café qui bouillait à 100°C, elle perdait son temps à m’argumenter la géographie :

- Maryse! gueulais-je. Les Alpes, c’est en Italie! Je le sais, j’ai été à Rome! Ostine-moi pas...

- Y a un peu d’Alpes en France! disait-elle. Regarde la carte, là, tu vois ben! 

- C’est pas la France ça c’est l’Allemagne.

- C’est écrit ALPES juste là. Pis ça, c’est la France.

- C’est pas parce que le A du mot ALPES déborde sur la France que les Alpes sont en France! Niaiseuse, tu connais pas ta géo pis c’est vrai...

Nous ignorions où se trouvaient exactement les Alpes. Nous rêvions tous les deux de voir ces montagnes-là un jour, mais nous hésitions toujours à les dire en France, en Italie, en Allemagne, en Autriche... Peut-être aurions-nous réussi enfin à situer cette chaîne de montagnes si on ne nous avait pas interrompu - Maryse! disais-je encore. On sonne à la porte! Vas donc répondre! Et je lui avais dit cela parce qu’on sonna effectivement à la porte. 

J’entendis ma femme ouvrir la porte et je l’entendis saluer l’homme qui avait sonné à ma porte.

- C’est Patrice L’Écuyer! cria-t-elle.

J’entendis le rire de Patrice L’Écuyer et j’entendis le cameraman tousser silencieusement dans le creux de sa manche. Je m’interposai entre ma femme et Patrice avant que ceux-ci s’embrassassent - Ah oui! m’exclamai-je. On a été sélectionnés? 

Ma femme et moi avions été sélectionnés pour participer au Moment de Vérité, une émission animée par Patrice L’Écuyer. Le but de l’émission était simple : les participants avaient deux semaines pour se pratiquer, chez eux, à relever un défi. Le jour de l’enregistrement, sur le plateau de l’émission, lesdits participants devaient relever leur défi devant les milliers de téléspectateurs. S’ils réussissaient, ils se méritaient un prix incroyable.

Ma femme avait assis Patrice dans mon salon et c’est là qu’il nous posa une drôle de question, à savoir - Quelle température croyez-vous qu’il fait dans votre salon, présentement? 

- C’est vrai qu’y fait chaud, répondis-je aussitôt. Je peux ouvrir une fenêtre si vous voulez.

- T’es-tu malade, me dit Maryse. On gèle! Monsieur L’Écuyer doit avoir frette. Je vais monter le chauffage.

- Si tu montes le chauffage, j’ouvre la fenêtre. Maryse, je t’avertis.

- T’as tout le temps chaud. T’es pas normal. Ça doit être que t’es frustré de pas savoir les Alpes sont où...

- Quoi c’est que tu reviens avec tes Alpes? C’est pas moi qui a chaud! C’est Patrice qui a dit qu’y faisait chaud!

- Y a pas dit qu’y faisait chaud, y a demandé quelle température y fait.

- C’est ça, aussi. Quand quelqu’un a chaud, y demande quelle température y fait. Quand quelqu’un a frette, y dit juste qu’y fait frette.

- Parce que tu penses que tu connais Patrice L’Écuyer? Tu serais même pas capable de me dire c’était qui ses invités à L’Union fait la force la semaine passée...

Ma femme passait ses journées devant la télé. Ça ne m’étonna pas du tout qu’elle se souvînt des invités de toutes les émissions de Patrice L’Écuyer. Ce dernier dut nous interrompre encore une fois :

- Du calme, dit-il. Si je vous ai parlé de la température, c’est pour vous préparer à votre défi. Dans deux semaines, vous devrez savoir mesurer la température aussi précisément qu’un thermomètre. Vous devrez donc savoir en tout temps quelle température il fait... 

- C’est ça notre défi? m’étonnai-je. Savoir mesurer la température comme un thermomètre?

- Oui, dit Patrice. Vous avez deux semaines pour apprendre à reconnaître la température ambiante de n’importe quel endroit. Pratiquez-vous dans un spa, un sona, un frigidaire à bière... Dans deux semaines, ce sera le moment de vérité : vous devrez nous dire quelle est la température du lieu dans lequel on vous aura placés.

Deviner la température ambiante d’un lieu donné, à un moment donné, sans thermomètre... Tout un défi. Il ne me restait qu’une seule chose à faire : espérer que Maryse soit choisie pour relever le défi.

- Dans deux semaines, poursuivit Patrice, une seule personne d’entre vous devra relever le défi. Je ne vous dis pas tout de suite qui de vous deux sera l’élu. Vous devrez tous les deux vous pratiquer à devenir des thermomètres humains! Bonne chance!

Patrice ricana et se leva de mon divan. On eut dit qu’il voulut sortir de chez nous avant que ma femme ne lui arrachât son linge. Elle était fan de lui. La gueule grande ouverte, elle le regardait partir. Il passa la porte et on le vit embarquer dans le char de Radio-Canada. 

- Bon, dis-je. Y est parti. Viens-t’en Maryse, on va se pratiquer pour notre défi.

- J’y fais un dernier bye-bye, dit-elle, attends un peu.

- Ferme la porte... on gèle!

- Ah, tu gèles à c’t’heure? 

- Sérieusement Maryse, je pense qu’on est poches pour deviner la température. Tu penses qu’y fait combien toi dehors?... 3°C?

- Peut-être... 2°C... murmura-t-elle.

Il fallut évidemment qu’elle ne fût pas d’accord avec moi. Chaque mot que ma femme prononçait était toujours contraire à ce que j’avançais. Puisque nous ne nous entendions pas sur la température qu’il faisait dehors, nous ouvrîmes la télé et nous checkâmes la température à Météo Média : 0°C. Mais pourtant les flaques d’eau dehors ne sont pas gelées, pensai-je. Décidément, je ne comprenais rien à la façon dont les météorologues mesuraient la température. 

- Est-ce qu’on a un thermomètre dans la maison? demandai-je à ma femme.

- Je pense pas... répondit-elle. 

Elle me regarda de la tête aux pieds. Son visage s’illumina. Elle eut une brillante idée :

- J’y pense, dit-elle, y a un thermomètre dans le frigidaire... 

Plutôt que d’aller acheter un thermomètre, ma femme entreprit de vider le frigidaire pour me mettre dedans. Elle ôta toute la nourriture, toutes les grilles et me somma d’y entrer.

- Vas dans le frigidaire, me dit-elle, pis essaie de deviner combien y fait dedans.

Elle eut de la chance que je ne fusse ni trop gros ni trop grand. J’entrai dans le frigidaire sans trop de difficultés. Elle ferma la porte. La lumière dans le frigidaire s’éteignit. Tout devint noir. Je patientai quelques instants, question de me faire une bonne idée de la température qu’il y faisait, puis quand je fus certain de mon coup :

- Moi je dis qu’y fait 3°C.

Elle ouvrit la porte. Je sortis du frigidaire. Elle s’approcha du thermomètre au fond du frigidaire et me dit que la température était de 2°C. 

- J’ai presque deviné! affirmai-je avec fierté. On continue!

- Y a un thermomètre dans le congélateur à viande au sous-sol! dit-elle avec enthousiasme.

Et nous descendîmes l’escalier jusqu’au sous-sol. Ma femme me suivait derrière. Nous n’allumâmes pas de lampes. Il n’y avait que la petite lumière sur la petite porte du congélateur qui flashait. Après que ma femme eut vidé le congélateur, j’y mis le pied, puis je m’y couchai comme dans un cercueil. Elle referma la porte du congélateur et attendit ma réponse :

- Pis, demanda-t-elle, combien y fait là-dedans?

Je grelottais. Je me raidis tout le corps. Je me sentis comme un steak qu’on eut voulu congeler. J’avais peur que ma femme ne remontât à la cuisine en me laissant crever de froid. Je répondis au plus vite :

- Y fait -20°C! Chérie, -20°C!

Elle ouvrit la porte du congélateur et j’en sortis paniqué. Je fus presque heureux de la voir. Il s’en fallut de peu pour que je lui sautasse dans les bras, mais je me retins. Je n’avais pas oublié la chicane que nous avions eu au sujet des Alpes. Ça m’avait laissé rancunier. Je ne voulais pas lui démontrer ni amour, ni affection. J’agissais en enfant, oui, si on veut. Je l’avoue. Je boudais.

Ma femme alluma une lampe. Elle dégivra le thermomètre dans le congélateur et prit la température : -20°C.

- Tu l’as eu! cria-t-elle. Ah ben j’ai mon voyage...

- Je m’en viens bon, hein! Sauf que là, on a fait le frigidaire, le congélateur à viande.... Qu’est-ce qui reste d’autre?

Elle remonta l’escalier. Je la suivis. Dans la cuisine, elle s’arrêta devant le four.

- Tu veux pas que j’embarque dans le four, j’espère? demandai-je.

- Ben là, chéri, on se pratique ou on se pratique pas! Notre four est assez gros pour que t’embarques dedans. 

Elle enleva les grilles du four et j’y entrai. Je devais faire attention de ne pas mettre les pieds sur l’élément chauffant. 

- Ok, dit Maryse. Je vais mettre le four à 350°F. Quand le four va être à 350°F, y va sonner. Toi, faut que tu cries Bip! Bip! Bip! en même temps qu’y va sonner.

Le four commença à chauffer. La température atteignit les 200°F. Ma peau se mit à brûler. Je frappais dans la porte du four afin que ma femme l’ouvrît, mais elle n’en fit rien. Je criai Bip! Bip! Bip! espérant qu’elle me fît sortir de là, mais elle bloquait la porte.

- Non, tu peux pas sortir, dit-elle. Le four est pas encore à 350! Je l’ai pas entendu sonner!

- Bip! Bip! Bip! criais-je encore. Laisse-moi sortir! Bip! Bip! Bip! Je t’en supplie! Je brûle!

Ma femme attendit que le four sonnât, puis elle ouvrit enfin la porte. J’en sortis calciné. La fumée remplit la cuisine. Ma peau boursoufflée était incapable de dire s’il faisait chaud ou froid. Elle devint croûtée et, bientôt, les gales sur ma peau me rendirent insensible à la chaleur.

- C’est fini pour moi, le défi... lançai-je à ma femme avant de m’effondrer au sol.

Je ne mourus pas, mais Maryse reconnut qu’elle y était allée un peu fort. Elle voulait impressionner Patrice, disait-elle. Elle avait voulu être mon entraîneure pour que je susse mesurer les températures mieux que quiconque, mais elle m’avait fait cuire comme un jambon.

Le jour de l’enregistrement de l’émission, je me présentai tout de même sur le plateau de tournage. Nous expliquâmes à Patrice ce qui s’était passé. Je ne pouvais pas participer au défi. Bien que j’eusse obtenu de bons résultats lors de mon entraînement, c’était ma femme qui devait relever le défi. Elle se plaça devant Patrice et attendit qu’on lui montrât quelle température mesurer.

- Je suis prête, dit-elle. Emmenez-moi où vous voulez, je vais deviner la température qu’y fait. 

- Voyons d’abord ce que vous remporterez si vous relevez votre défi... dit Patrice. Vous nous avez dit que vous aimeriez voir les Alpes? Eh bien, voici ce que sera votre prix : un séjour pour deux dans les Alpes! 

- Je suis prête à brûler dans un four si y faut, Patrice! Si c’est pour aller voir les Alpes! Emmenez-le votre four!

- Il n’y a pas de four, Maryse. Concentrez-vous. Dites-moi, quelle température il fait... présentement?

- Quoi? Ici? Sur le plateau?... J’en ai aucune idée, Patrice! On s’est pratiqué dans un frigidaire, un congélateur à viande, un four... mais on a pas essayé de deviner la température « normale »...!

Maryse ne répondit rien. Elle échoua. 

- Malheureusement, dit Patrice, les températures « normales » faisaient partie des températures que vous deviez étudier... Désolé, Maryse, vous n’avez pas relevé votre défi. Vous ne gagnerai pas le voyage en Suisse...

- En Suisse? dit-elle. Mais je veux pas aller en Suisse non plus....

- Ben oui, vous venez de dire que vous vouliez voir les Alpes. Meilleure chance la prochaine...

- Les Alpes, interrompis-je, c’est beau, mais vous êtes dans le champ avec votre Suisse. Les Alpes, c’est pas en Suisse.

- Les Alpes sont en Suisse, dit-il.

- Vous connaissez pas votre géo... dis-je. Les Alpes, c’est pas en Suisse!

- C’est pas en Suisse pantoute! ajouta ma femme.

Je regardai ma femme. Elle me sourit. J’avais changé à ses yeux. J’ignore si c’était à cause de ma peau brûlée ou de mes gales noires dans ma face, mais elle me regardait autrement. Elle ne m’achala plus avec son Atlas. Pour la première fois depuis notre mariage, nous étions d’accord sur toute la ligne : les Alpes, c’est pas en Suisse.

3 commentaires:

Plume a dit...

Hahahaha asti que c'est drôle.

orfeenix a dit...

entre l' étraznger et le rhinoceros, un brin exotique, un brin absurde, écriture qui bouge encore en effet..je ne me permets pas d' être parmi toi mais j' ai passé un bon moment entre tes lignes!

Anonyme a dit...

Bonjour William,

j'ai terminé récemment la lecture de Méduses d'Antoine Bréa publié au Quartanier. En le googleant pour vérifier que son nom s'écrit comme ça, je suis tombé sur ça : http://editions-hache.com/brea/brea16.html qui contient l'extrait final de son livre. Quant à moi, j'ai particulièrement aimé le troisième quart (si ma mémoire est bonne) et je voulais te conseiller cette lecture : votre écriture se ressemble, formellement.

Il y a des moments particulièrement intenses, "magiques", même s'ils sont parfois noyés dans longs passages moins réussis (tout ce qui tourne autour de son ex-copine, à mon avis), mais je crois que ça mérite quand même la lecture, simplement pour la figuration de ces images "médullaires".

Sur ce,
bon été.

Vincent

En passant, je suis content de voir que la littérature s'approprie le télévisuel. Ça me tient artistiquement à coeur, merci.

(Je voulais t'envoyer ceci par courriel, mais tu sembles avoir changé d'addresse)