27 janvier 2014

Les liens de salive


C’était l’année passée. J’avais huit ans. Je m’en souviens. Maman était partie en voyage à Montréal. À l’école, Juny n’arrêtait pas de me demander de lui cracher dans la bouche. Elle aimait ça, Juny, boire la salive des autres. Peut-être qu’elle avait une maladie et que ses glandes n’en séquestraient pas assez de la salive comme tout le monde, c’est ce que je me disais, qu’il lui fallait boire la nôtre pour survivre. Alors c’était comme ça, à la récréation, elle s’agenouillait dans le coin des clôtures. Elle ouvrait sa bouche bée et les garçons étaient d’accord de lui cracher dans la gorge à tour de rôle jusqu’à ce que ça déborde. On ne se posait pas beaucoup de questions. Elle riait tout le temps, sauf à la fin de la récré, quand elle avalait. Ses narines ouvraient très grand et ses lèvres pliaient vers le bas. Au son de la cloche, elle essuyait son menton avec son bras ou sa manche, se relevait et s’en retournait vers les portes de l’école en longeant la clôture. Ses doigts, comme une hélice derrière un bateau j’ai déjà vu ça, vibraient sur les petits losanges métalliques entrelacés de la clôture.

Dans la classe, on riait un petit peu d’elle. C’était surtout les deux Martin qui riaient. Quand le professeur avait le dos tourné pour effacer les mots du tableau, ils crachaient sur les cheveux de Juny. Ça ne devait pas être agréable. Elle se grattait souvent le crâne comme si ça lui démangeait. C’était stupide, je dis. Elle voulait boire de la salive, mais c’est avec la bouche qu’on boit, pas avec les cheveux. En tout cas, moi je sais que dans la piscine, quand j’ai soif, je continue d’avoir soif même si j’ai la tête sous l’eau. À moins que je boive l’eau de la piscine, là ça va, mais maman dit toujours qu’il ne faut pas la boire parce que mon frère fait pipi dedans.

Dans le mois de juillet, il n’y avait pas beaucoup de nuages. C’était les vacances et maman était dans son voyage. Juny m’a texté quelque chose qui voulait dire « allô et est-ce que je peux venir chez toi parce qu’il fait chaud et que tu as une piscine ». Elle n’était pas mon amie, je peux dire ça que je n’en ai pas vraiment des vrais, mais qu’elle est venue se baigner quand même. Mon frère a été gentil avec elle parce qu’il est plus jeune que moi, qu’il ne la connaissait pas et qu’elle portait un petit maillot qui le faisait taire. Papa a été gentil aussi. Il a fait cuire une pizza avec des poivrons verts dessus. Je n’aime pas les poivrons sur la pizza. Ça se peut, je veux dire, de ne pas aimer les poivrons. Mon frère a mangé toute la pizza. C’est parce qu’il est un peu obèse. Surtout l’été.

Dehors, près de la piscine, Juny m’a encore demandé de cracher dans sa bouche. Je trouvais ça embêtant de le faire comme à l’école une corvée qui me rappelait l’école. J’ai dit « ah non là, Juny, j’ai pas envie, il fait chaud et je n’en ai pas à te donner ». C’est papa qui s’est proposé de cracher à ma place. Je ne pouvais pas dire ce qui était le bien ou le mal dans tout ça parce que, moi, j’apprenais le badminton à mon frère qui tenait sa raquette à l’envers. C’était frustrant que ses maudits petits doigts restaient coincés dans le quadrillé de la raquette et j’étais occupé à ça. Je n’ai pas vraiment vu que papa crachait dans la bouche de Juny, mais je le crois qu’il l’a sûrement fait pour se venger de maman qui l’avait quitté pour le voyage à Montréal...

Je pensais que Juny avait le problème des glandes, je l’ai déjà dit, et la salive de papa comme un remède, je ne pouvais pas savoir qu’il allait profiter. Il a baissé son pantalon à un moment que je n’ai pas vu, et je ne sais pas il est où le lien d’avoir fait ça, je vais te le dire que je ne comprends pas. Qu’après ça, Juny ait raconté l’histoire à ses parents, et que la police soit débarquée avec leurs nénuphars sur les toits de voiture, les lumières bleues et rouges, le grand émoi et le branle-bas, je pense que maman a été furieuse d’apprendre tout ça. Elle vient parfois nous embrasser, surtout le week-end, mais on ne peut pas dire qu’elle soit revenue de son voyage. Elle dit qu’on va déménager mais que ça ne se fera pas avec elle parce qu’elle a fait des tentatives. Ça ne se fera pas non plus avec papa. Quand il est en procès, une femme bien habillée vient faire la nourriture. Je ne l’aime pas. Elle achète toujours des poivrons et je n’arrive pas à me retenir de cracher dans mon assiette. Et Juny, elle n’a toujours pas répondu à mon texto...

JUNY, ARRÊTE DE OUVRIR TA BOUCHE PCQ IL EN SORT DE LÀ DES CHOSES AUSSI TERRIBLE QUE CE QUI ENTRE.












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