7 février 2014

Les poux



Les poux ont environ la taille d’une graine de sésame. C’est ce qu’on dit. Moi je dis que les poux ça ne se voit pas. Surtout quand ils nidifient dans ma nuque et que je n’ai pas les yeux tout le tour de la tête pour voir combien il y en a de larves qui grouillent. J’ai dû attraper mes premiers poux à la maternelle, dans un échange de chapeau ou quelque part d’inconscient. Ça fait longtemps. La ponte de mes poux a été longue. Ils ont mis une bonne vingtaine d’années avant de me coloniser. Comme des soldats avides de nouveaux mondes, ils repoussent chaque jour les limites de leur conquête.

La nuit, mes poux ne dorment pas. Ils profitent de la noirceur pour copuler en fous. Comme si ma tête leur était un vaisseau avec lequel voyager d’oreiller en oreiller, ils se font sur moi une vie proprement sale. Je le sais qu’à toute heure de la nuit ils creusent la boue de ma terre chevelue. Ils ne se gênent même plus pour interrompre mon sommeil. Mon insomnie se résume à un picotement derrière mon oreille. Je me gratte l’insomnie au sang, mais les poux m’ont si bien creusé la tête que je n’arrive plus à les en sortir. C’est comme se battre contre quelque chose qui n’existe pas, mais que je sais que ça existe, en dedans oui je le sais que c’est là, mais que je ne peux pas en parler parce que les graines de sésame ressemblent à quelque chose de plus sérieux que moi.

Mes poux, ils sont translucides. Rien à voir avec les graines de sésame. Je les sens qu’ils sont invisibles chaque fois qu’ils grouillent sur mes jambes. Quand l’invasion me pique et que je m’arrache un morceau de peau, c’est comme si je jetais une bombe sur mon territoire qu’ils tentent de conquérir. Je sens l’ennemi se dissiper par le sang sur mes jambes et, de mon sang comme d’une crème, je m’hydrate jusqu’à me guérir. Sarah me dit souvent d’arrêter de me gratter :
- Tu devrais arrêter... C’est pas beau.

Je sais qu’elle me dit ça parce qu’elle n’a pas d’ennemis. Ce n’est jamais l’envie qui me manque de devenir son ennemi à elle pour une fois lui montrer ce que je pourrais lui dire si ma peau savait faire quelque chose de sa peau :
- Eh bien! que je lui dirais. Dis-moi comment vivre, et encore vas-y, théorise-moi ma vie! Aide-moi tant que tu peux croire! Mais le jour où la logique aura le dessus sur les émotions, y as-tu pensé que les morgues seront pleines de tout ce que tu n’a pas compris, et qu’on en aura fait des puits de richesses au-dessus des cimetières, et qu’il n’en restera plus de cercueils pour enterrer ceux qu’on aime parce que le deuil aura été vendu!

C’est toujours quand je suis en présence de quelqu’un que les poux se manifestent, plus ardents que jamais, et que je n’ose pas dire les images de ma tête; toujours quand les images me grignotent les nerfs que les petites pattes de poux me chatouillent les côtes d’un côté qui n’est pas drôle; toujours quand les yeux de gens se rivent sur moi que l’envie me prend de me noyer de la tête aux pieds dans un bassin de vinaigre. Il y a trop d’humains qui fouillent ma terre! Trop d’amis qui n’en sont pas! Trop d’entre eux qui sont des ennemis! Trop de moineaux qui picorent mes graines à moi! Sésame! C’est seul que je me sens le mieux! Ouvre-toi! Je me suis ouvert plus de quarante fois... Sésame! Et c’est encore seul que je me verrai ouvert...



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