29 juillet 2014

La camisole


Je n’écris jamais sans ma camisole blanche. Ça doit bien faire dix ans que je ne l’ai pas portée. Dix ans déjà que je n’avais rien écrit. Les enfants riaient toujours de ma camisole : «Papa il porte sa camisole qui lui fait des gros tétons! Papa il en a des plus gros que maman! Papa ressemble à un cultivateur de patates!» Je les ai toutes entendues déjà les insultes au sujet de mon embonpoint. Mais il n’y a que dans cette camisole que ma chair se tolère au point d’en faire quelques mots lâchés ici, là, des phrases parfois. 

    Chaque fois que je porte cette camisole, quelque chose se passe. Parfois des mots, parfois des agressions. Le plus jeune vient rire dans mon visage et ses frères le suivent avec des tomates, des clous... Quand mes enfants me lancent des tomates, ça va, leur mère se débrouille à la lessive... Mais les clous... C’est souvent Christophe, le plus vieux, qui se sent l’envie avec un marteau de m’en cloué un dans l’omoplate ou dans la hanche. Il me fiche des clous dans le corps comme des piquets de tente desquels il tisse en ficelles des sortes de jeux pour ses doigts autour de ma chaise. Je pense qu’il utilise mon corps écrivant comme un terrain qui n’existe pas et duquel il peut satisfaire ses loisirs d’arpenteur. 


    Et moi je ne dis rien. J’écris et je saigne, bonnement. Je laisse mes fils me clouer à ma chaise jusqu’à ce que leur mère leur dise que ça suffit. Ça peut être long avant qu’elle le dise. Elle se venge en lenteur de la femme qui m’a offert cette camisole. C’est vrai qu’elle était belle. Sophie. Elle m’avait offert cette camisole à notre deuxième rendez-vous. Elle devait croire en mon écriture. Maintenant, chaque fois que je dis du bien d’elle, un de mes enfants me plante un clou. Et chaque attaque est une surprise pour moi de découvrir par quel morceau de chair, de la cuisse ou de l’épaule, je serai cloué. 


    C’est en retirant cette camisole que je me libérerais des coups dont on m’assène, mais c’est aussi en la retirant que je cesserais d’écrire. À chacun son bourreau, je me dis, les enfants comme l’écriture; les deux blessent mais ni pour l’un ni pour l’autre il ne faut cesser de se commettre dans le mal constant de ce qu'on croit être bien...

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