17 février 2014

Feu roulant

De sa vulnérabilité, je m’étais construit une force. De sa peine, une écorce. Je me croyais fort. Sans douter de moi, je me roulais tout corps dans ses malheurs comme un enfant dans une piscine remplie de balles. Je jouais au fou. Je me vautrais dans tout ce que je lui faisais croire, de délires et de ces choses-là qui nous tenaient ensemble. Le fait est que j’aimais vivre chez elle et que je ne voulais pas perdre ma place. Ses armoires respiraient une sorte de maturité en couleurs qu’il me fallait conquérir. Le soir, sa cuisine me paraissait un champ de guerre que des soldats avaient abandonné, et il n’en tentait qu’à moi de me tendre un camp sur les batailles mortes, sur une chaise ou ailleurs, et de saisir mon existence une fois pour toutes. Dans cette cuisine, il lui arrivait de faire brûler quelques maigres hectares de colère, et j’en humais la fumée si belle, cette fumée plus belle encore que celle qu’on fait souffler sur les bougies d’un gâteau. Et je m’éprenais vers elle, lui souhaitant mes voeux et inondant sa bouche avec mes mots dont elle s’abreuvait comme à un boyau de pompier.

Plus ses faiblesses la brûlaient le soir, mieux au matin je me sentais fort de ne pas avoir laissé ma peau dans ses draps. Ma force était de connaître ses faiblesses, et la sienne de me faire croire que ma force ne dépendait pas d’elle; je roulais dans le feu de sa cuisine, content d’y être, réchauffé par sa détresse comme si rien ne pouvait m’atteindre. Un matin, tandis qu’elle dormait encore, le café a rempli ma tasse et mes jambes ont tremblé sans prévenir. Une peur a crié en moi. J’ai faibli comme si les ressorts du lit où nous avions dormi m’avaient envahi. J’ai vu les soldats reprendre du combat. Dans la cuisine, la guerre m’a pris d’assaut. Le feu a crépité dans mes oreilles. Quand j’ai entendu l’appel de l’arme, je suis tombé, menton au sol, vulnérable et laid comme tout ce qu’on me reproche d’être. Mon bras a secoué l’air, et ma main de mendier comme un pauvre, j’ai sorti un briquet de ma poche. Et puisque je ne voulais commettre aucun crime, je n’ai eu d’autre choix que de diriger ma flamme contre moi-même. Je me suis brûlé un bras, un poignet, enfin; je me suis attaqué jusqu’à ce que ma souffrance me fasse rouler plus loin en dehors du combat.

J’aimais dormir avec elle. Ses faiblesses me donnaient une chance de me sentir fort. J’ai dû la quitter quand, peu à peu, les cicatrices sur mes bras ont raccourci ses nuits. Elle s’inquiétait pour moi. Elle n’osait plus fermer l’oeil et, l’insomnie étant ce qu’elle est, je suis devenu pour elle une nuisance bien plus qu’une aide. Il me faudra apprendre à vivre seul mes guerres d’esprit, à tomber seul et à rouler dans le feu roulant sans mendier pour quiconque saurait me ramener à moi. Je ne pense presque plus à elle. Sauf quand je tends la main dans le vide et que je sens les cloques de chaleur qui me rappellent son absence. Je me sens alors pris de feu, et je roule ailleurs encore jusqu'à ce qu'un froid de mort me donne une raison.

1 commentaire:

Plume a dit...

Plutôt touchant et troublant. Ça me remue.