18 janvier 2014

Les pôles électriques

comme un nu sans peau
pour ne pas dire ce que l’été mord
les gens me puisent
squelettes et morts
ils sucent ma viande



Tout le monde savait qu’il y avait de l’électricité dans le corps de Julianne. Beaucoup d’électricité. Assez d’électricité pour éclairer le Mexique au Nouvel An. Ses parents ont été les premiers à s’en rendre compte. Chaque fois qu’ils lui faisaient prendre un bain, une sorte de court-circuit se produisait au contact de ses pieds dans l’eau. Un frisson la parcourait et c’était drôle, je dois dire, qu’on riait de ce frisson-là qui la décoiffait. On ne se doutait pas du danger qui la guettait. Un jour qu’elle s’était écorché un genou en vélo, on avait voulu nettoyer sa plaie dans la baignoire. Le court-circuit de son sang dans l’eau avait été tel qu’il avait fallu la transporter à l’hôpital. Quand les médecins l’ont branchée à la machine d’assistance respiratoire, c’est la machine qui s’était mis à faire un bruit de poumon qui prend vie. Cette fille-là n’avait pas besoin d’être branchée. Tous les objets électriques survoltaient à son contact. Même la lampe au chevet de son lit d’hôpital scintillait par moments. Cette lampe-là avait pourtant cessé d’éclairer en 1952 après que l’infirmière, décédée aujourd’hui, en avait frappé l’abat-jour pour tuer une mouche elle aussi décédée aujourd’hui.

Tout ça pour vous expliquer que Julianne avait 16 ans quand la grande panne de courant a plongé la ville dans le noir. Son frère était en train d’écouter un match de hockey. Il a eu alors l’idée de creuser un petit trou dans la chair de sa soeur pour y brancher sa télé. Sa télé s’est rallumée aussitôt. Ainsi, il a pu voir la fin du match et c’est grâce à lui si on sait aujourd’hui que les Rangers l’avaient emporté 5 à 1. La panne a duré dix jours. Peu à peu, c’était devenu le réflexe d’aller voir Julianne pour nos petits besoins électriques. Sa mère lui avait même fait une incision sous le bras pour brancher le grille-pain. Les rôties du matin, c’était une routine sacrée. On ne peut pas s’élever contre ça. Avant de les tartiner, on rendait grâce à la Sainte-Génératrice qui commençait à perdre un peu de sang.
- Merci Julianne! T’es une sainte! Est-ce que tu veux une rôtie avec de la confiture dessus?
- Je n’ai pas faim, qu’elle disait, couchée au sol.

On a sorti de très longs fils pour rabouter tous les appareils de la maison au corps de la génératrice humaine qu’on avait là au milieu du salon. Même le voisin est venu se brancher. Il faut dire qu’un vent froid balayait le village et que la température avait passablement chuté. La femme du voisin commençait à souffrir d’hypothermie. Elle était très malade, de cela il faut tenir compte, et c’est par pitié que les parents de Julianne ont accepté de prêter leur fille. Par pitié et pour faire de l’argent, il faut le dire. Pour se brancher, c’était dix dollars par jour qu’il fallait verser à la famille. Bientôt, du corps de Julianne sortait quantité d’extensions colorées qui alimentaient toutes les maisons du quartier.

Au cinquième jour de la panne, Ottavio, le vieil oncle de la bibliothécaire, est venu brancher son pénis dans la bouche de Julianne. Ça a créé un émoi. Il faut le dire. Personne n’était d’accord avec le geste, mais comme il avait donné vingt dollars au lieu de dix, personne ne pouvait vraiment s’élever contre ça. De toute façon, il ne s’est pas branché plus longtemps qu’une minute ou deux. Au sixième jour, avec l’argent qu’elle avait amassé, la mère de Julianne a payé à sa fille du ruban électrique en guise de pansements. Il en fallait beaucoup pour ne pas que les fils se touchent. Quand les courants d’un voisin se mêlaient à ceux d’un autre, il y avait des flammèches et notre génératrice gémissait un peu. Ses yeux tournaient au blanc et personne n’aimait voir ça. On aimait qu’elle ait des yeux comme tout le monde. Elle était spéciale, on le savait, mais on la prenait comme si elle faisait partie de nous.

Au neuvième jour, on a décidé de hisser Julianne dans les airs, attachée à une structure de bois sur le terrain devant la maison. La structure était pratique. Toutes les surfaces de son corps pouvaient ainsi être exploitées, sans discrimination, et les voisins qui commençaient à se brancher dans son dos étaient ravis qu’elle ne soit plus couchée dans le salon. Tout cela pour la survie du quartier dois-je le rappeler. Il y avait quelques vicieux qui payaient très cher le branchement de leurs machines à café dans les mamelons de Julianne. Ils buvaient leur café en observant le spectacle électrifiant et s’en retournaient comme si c’était normal de boire du café à des heures aussi tardives. Ottavio revenait aussi, souvent, avec de plus en plus d’argent. Je pense qu’il empruntait l’argent à sa femme. Il payait cinquante dollars, branchait son mélangeur dans le trou du vagin, caressait un peu les lèvres, se faisait un potage avec des pommes de terre et des poireaux, dégustait tout ça... Je trouve que ses doigts mettaient beaucoup de temps à débrancher le cordon. La panne avait plongé le quartier dans le noir, mais jamais on n’aurait cru que le noir aurait été aussi noir. On pouvait très bien voir les travers des uns, la perversité des autres. La noirceur, on ne la voyait pas.

Au dixième jour, le frère de Julianne en a eu assez. Il n’y est pas allé par quatre chemins. Il a tiré sur les jupons de sa mère et lui a dit :
- Maman c’est injuste tout ça n’est pas normal! Pourquoi est-ce que moi je dors dans ma chambre mais que ma soeur dort sur une structure en bois?

Il n’était pas bête. Voyant que sa soeur dormait toujours sur la structure, il avait le plan de prendre sa chambre. La chambre de sa soeur était beaucoup plus grande et, en plus, elle avait deux fenêtres. C’est vrai, il aurait été fou de ne pas en profiter. Il s’est lui-même déménagé d’une chambre à l’autre et, quand est venu le temps de transporter sa télé, il a dit à sa mère :
- Je vais débrancher ma télé deux minutes! Laisse pas quelqu’un d’autre se brancher à ma place maman je te fais confiance!

On dira que sa télé était branchée depuis un certain temps. Neuf jours. Disons que, autour du fil de la télé, et même par-dessus la fiche, la peau de sa soeur avait commencé à former une sorte de gale. Quand il l’a débranchée, d’un coup sec, une large section de peau s’est arrachée, de la hanche jusqu’à la cuisse de Julianne qui a crié comme si on venait de lui arracher un bras. Les gens autour, effrayés par le cri de douleur, ont voulu soudainement quitter l’endroit et débrancher leurs appareils. C’est comme si on venait de comprendre qu’on avait profité de quelqu’un. On se retirait. On tirait sur nos fils : plouc! plaf! Les cordons volaient comme des lassos au-dessus des vaches, tombaient dans des flaques de sang. Le sang pissait de par tous les trous! Les moins dégoûtés enroulaient leurs extensions visqueuses autour de leurs bras. La maman épongeait le corps de sa fille avec des serviettes pour cesser les hémorragies. Chaque trou demeurait béant comme une paire de lèvres prête à cracher l’excédent. Comme une pieuvre à qui on aurait arraché les tentacules, Julianne restait là, sur sa structure, tandis que tout le monde fuyait. Seul Ottavio revenait parfois pour caresser le corps boursouflé de la jeune fille, pour lécher ici et là entre ses jambes les coulisses de sueurs rouges.

C’était terrible. Terrible. Je n’ai pas d’autres mots. Terrible parce que, suite à cela, on a dû passer une journée entière sans électricité. On peut dire que Julianne a bien su se venger, car même si elle est aujourd’hui morte et enterrée, on pense encore à cette sorcière de malheur chaque fois qu’il y a une panne ou que le Wi-Fi rentre mal.

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