18 janvier 2010

Buchten Klee n'est pas mort




Buchten Klee n’est pas mort
(le monde imparfait de Sixpé Clandres)



Je ne me souviens pas. J’ai oublié de me souvenir. Ils disent que j’ai tout oublié et que je ne pense jamais à me souvenir.

Je ne me rappelle jamais rien. Je ne suis pas nostalgique.



Il y a le présent qui est présent. 

Le passé qui est figé ailleurs.

Et le futur qui n’existe pas. 



Il y a des trous dans le présent. Comme les gruyères. Et quand j’attrape un trou, le temps avance plus vite. Ça ne goûte plus rien. J’entre dans la lune. Mais quand j’en ressors le gruyère goûte plus fort. Et j’ai l’envie de vomir.

Je ne parle jamais des souvenirs. Quand Buchten me rend visite, il vient pour parler. Et je fais semblant de l’écouter. On fait des promenades près du chemin de fer du vieux village. J’acquiesce à ce qu’il raconte. Je souris. Mais je veux m’enfuir. Je me dégonfle. Je vois ce qu’il dit, mais j’espère qu’il se taise parce que je veux vivre. Mais il continue de parler du chemin de fer.

Buchten Klee : ...de vieux clous dans le wagon... fleurs jaunes... pédaler comme des fous!... et... Ta main avec la mienne!

Je note à moi-même : C’est à peu près ce que disait Buchten Klee hier matin près du chemin de fer.

Je lui ai dit, comme d’habitude, qu’on n’a pas le temps de parler de ça. On attend que le train passe. Je ne me souviens plus de ce que je lui ai dit d’autre. Mais je me souviens qu’il a dit que j’avais dix ans et que c’était l’âge pour être courageux. 

L’infirmière contredit Buchten. Elle dit que je n’ai pas dix ans. Je l’insulte. J’écris dans mon cahier pour me souvenir un jour.

Infirmière : Vous avez soixante-trois ans, Monsieur Clandres... C’est normal... mémoire affaiblie...

Je note à moi-même : C’est à peu près ce que disait l’infirmière ce matin.

Je lui ai dit que Buchten disait que j’avais dix ans hier matin près du chemin de fer. Je ne peux pas avoir vieilli de cinquante-trois ans en une nuit! 

Infirmière : Buchten Klee est mort.

Elle dit qu’il est mort depuis longtemps. C’est ridicule.

J’avais dix ans quand j’ai parlé à Buchten hier matin. Et je lui ai même reparlé cet après-midi et j’avais dix ans. Je ne suis pas fou, ma main était celle d’un enfant de dix ans. Je peux le jurer sur la tête de Buchten.

Buchten : Ta main avec la mienne. Tu te dégonfles pas! On attend que le train passe.

Je note à moi-même : Je ne suis pas fou, c’est ce qu’il a dit cet après-midi!

Je me tais. Je transcris ce que dit l’infirmière et je fais semblant d’acquiescer. 

Infirmière : Votre comprimé Monsieur Clandres. Vous ne vous souvenez toujours de rien? Vous ne pensez donc jamais à vous souvenir? Le chemin de fer dont vous parlez n’existe plus depuis longtemps!

Si je ne dis pas ce qu’elle veut entendre, le futur finira par m’avaler avec lui...

D’accord, le passé n’existe plus. 
D’accord, le présent qu’à moitié. 

Une moitié d’existence, pour un vieux comme moi... 
Autant mourir...

Buchten Klee 
                        n’est
                                 pas
                                        mort

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