2 janvier 2013

Dominos

La veille, je m'étais couchée vers une heure du matin. Je sais, c'est tard. Il passait un documentaire à la télé, sur la chaîne D. Un documentaire sur les guenons qui allaitent. J'avais trouvé ça intéressant. Je n'avais jamais vu de mamelon de guenon auparavant. C'était étonnamment rose. Quand je me suis décidée à aller me coucher, j'ai pensé à plusieurs trucs : me brosser les dents, éteindre la lampe de l'aquarium, enfermer le chien dans sa chambre, allumer le ventilateur. Mais verrouiller la porte de derrière, ça, je n'y ai pas pensé.  Il arrive qu'on pense aux trucs anodins avant de penser à l'essentiel. C'est comme ça. Vient un temps où les responsabilités deviennent trop nombreuses et, pour se faire de la place, le cerveau efface quelque chose. Et il se trouve que ce quelque chose s'avère parfois un réflexe primaire. Voilà ce qui m'est arrivé.

Vers trois heures du matin, mon chien a jappé. Mon réflexe, voyez vous, fut de frapper sur mon réveil-matin. Or, mon réveil est programmé pour sonner à cinq heures vingt-cinq. Chaque fois qu'il sonne, mon chien jappe. Cette nuit, mon chien a jappé vers trois heures. Quelque chose n'allait pas. Il y avait du bruit dans l'appartement. Un homme était entré chez moi par la porte de derrière. J'entendais ses pas. Des pas de grosses bottes. J'entendais les roches collées sous ses semelles rayer mon plancher. Ce même plancher que j'avais justement lavé six heures plus tôt, à vingt et une heure, en prévoyant que mon frère arriverait le lendemain matin, vers sept heures. Quand il rend visite à quelqu'un, celui-là, il faut que tout soit propre. Avant que l'intrus barbouille mon plancher, tout était nickel. Plus j'y pense, je me demande ce qui me troublait le plus, dans mon lit, quand il s'est introduit chez moi : était-ce la présence de l'intrus ou la cochonnerie sous ses bottes?

Il devait croire qu'il n'y avait personne. Il parlait à quelqu'un qui ne lui répondait pas. J'en ai déduit qu'il parlait au cellulaire :
- J'y suis. Oui, c'est la bonne adresse. Arrête de crier. Il y a une télé, un ordinateur, une bibliothèque... Non, dans le coffre, il y a des jeux de sociétés... Battleship, Guess Who, Cranium... J'entends pas. Le chien jappe! Attends. Je vais le tuer.

Il a tué mon chien. Je n'aurais jamais cru qu'au moment de mourir, les chiens éternuaient. Eh bien, ce fut le cas du mien. Je me suis assuré que la porte de ma chambre était verrouillée. J'ai tourné la poignée jusqu'à ce qu'elle bloque. Je ne pense pas que le tueur ait entendu le minuscule déclic. Mon premier réflexe, à ce moment-là, fut d'enfiler silencieusement mon pyjama. Si j'étais pour mourir, je ne voulais pas mourir nue. Depuis que je suis toute petite, je me promets de mourir dignement. Mon deuxième réflexe fut de lever la tête en direction du mur et d'y voir la fenêtre comme une potentielle sortie de secours. Hormis la moustiquaire à déchirer, la fuite semblait facile. L'eusse-t-elle été si le tueur ne s'était pas mis à forcer la porte de ma chambre, bading-badang:
- Il y a quelqu'un?!

Non, ne répondis-je pas... Il m'aurait fallu un objet pointu, une pince à sourcil, pour creuser un trou à travers la moustiquaire. J'avais malencontreusement laissé ma trousse de maquillage à la salle de bain. C'était de l'autre côté du couloir. C'était, autrement dit, inaccessible et sans espoir.

Je n'aurais jamais cru l'épaule d'un homme capable de briser une serrure. Eh bien, ce fut le cas de ma porte de chambre. L'homme s'y introduisit et me poignarda dans la nuque. Il y laissa le poignard planté. Je fis semblant de mourir, me traiterez-vous de lâche. Enfin, l'eussé-je attaqué qu'il m'aurait poignardé encore, et plus violemment. J'ai attendu que mon sang eusse coagulé pour retirer le poignard et me le mettre en poche. Puis je me suis relevée. Je l'entendais encore parler :
- Y a une fille dans l'appartement... Je vais être chez toi à sept heures au lieu de six. Le temps que je la tue, que j'efface les traces... Oui, j'ai ton couteau. Non, il n'est pas dans ton sac. Il est dans son cou. Son cou... Son cou à elle! Oui, je suis sûr qu'elle est morte... Je peux retourner vérifier.

Il est effectivement revenu vérifier. Je n'étais pas morte. Je l'attendais, faible certes, mais armée de son poignard. Il a vite fait de rebrousser chemin derrière la porte, que je bloquai derrière lui avec la table de chevet. Il ouvrit tous les tiroirs de la cuisine. Du tintamarre des ustensiles, je déduis qu'il cherchais un couteau à viande. Au téléphone, sa voix avait changé de ton. Il paniquait :
- Elle a survécu! Non, elle ne peut pas s'échapper! Probablement pas...

Nous avons tous pensé, à ce moment-là, à la fenêtre de la chambre. J'usai de mon couteau pour percer la moustiquaire. Il ne me restait plus qu'à sortir, ce que j'hésitai à faire quand je l'entendis, lui, sortir et traverser la cour arrière. Je reculai en le voyant apparaître derrière la moustiquaire. Il n'était pas asiatique. C'était son sourire, effrayant, qui plissait ses yeux en amandes. D'une main, il tenait un cellulaire. Et de l'autre, le couteau à viande dont je m'étais servi trois jours plus tôt pour trancher un filet de porc en cubes. Trois jours plus tôt, j'avais reçu mon frère à dîner. J'avais fait mariner les cubes pendant quatre heures et les avais fait griller en brochettes sur le barbecue que ma mère, feu ma mère, dieu ait son âme, m'avait offert le jour de mes vingt-trois ans. Servi sur un lit de couscous, le porc était franchement succulent. Laissez-moi vous dire que mon frère s'en est régalé. Le secret, si ça vous intéresse, c'est le gingembre.

Enfin. Où en étais-je? Oui. L'intrus. À ce stade-ci, je vous l'accorde, il n'était plus intrus. Il était dehors, extrus donc, si ça existe. Avec la lame d'un couteau deux fois plus large que le mien, je tiens à le préciser, celui-ci passa une jambe, avec la ferme intention de me tuer, par la moustiquaire que j'avais préalablement percée. Par chance, le vent souffla. Les rideaux se soulevèrent, comme les tentacules d'une pieuvre, et s'enroulèrent autour de son tibia. Plus il se débattait, plus les rideaux le momifiaient.

Je profitai de son inertie pour aligner la frappe de mon poignard sur sa cuisse. J'ai visé la cuisse. Je le jure. C'est malgré moi que le poignard s'enfonça dans sa poitrine. Je n'ai jamais su viser. J'ai cru que c'était le stress qui altérait mon acuité visuelle. Eh bien non. Je n'étais simplement pas douée : même après avoir profondément inspiré puis expiré, j'eus beau visé l'épaule, je touchai la gorge. Et pourtant, je m'accordai plus d'une chance. Le résultat fut semblable chaque fois : tandis que je visais la hanche, le couteau se fichait dans l'estomac...

Je m'exerçais à le poignarder comme on s'exerce au tir à l'arc. Je ne me rendais pas compte de ma sauvage violence. Il ne disait rien. Ses yeux ne riaient plus. C'était comme si l'inquiétude l'avait envahi. Et parce que je n'étais jamais sûre qu'il était mort, je continuais de m'exercer. Le sang ne giclait pas. Je le jure. Chaque fois que mon couteau lardait sa chair, il en ressortait presque sec, comme d'une poche de sable.

J'attendais mon frère vers sept heures. Je ne pense pas m'être acharnée sur ma victime. Si le sang avait souillé mon plancher, je me serais arrêtée pour nettoyer. J'ai dû l'assaillir de neuf, peut-être dix coups de couteau... Et une autre dizaine lorsqu'il est tombé... Je n'étais pas sûre s'il était mort. Sa main droite tenait encore le cellulaire. J'ai pensé qu'il se demandait comment annoncer à son complice qu'il allait mourir. Puis je l'ai poignardé, encore, jusqu'à ce qu'il ne réfléchisse plus.

- Ce qui, votre honneur, porte le compte à vingt-cinq coups de couteau. Les vingt-cinq coups que l'accusée a portés à l'intrus prouvent qu'il ne s'agit pas d'une légitime défense, mais d'un meurtre. Ce sont les pulsions meurtrières, votre honneur, qui l'ont poussé à le tuer par autant de coups. La preuve : n'a-t-elle jamais essayé d'appeler les secours?

- Objection votre honneur! Ma cliente était réfugiée dans sa chambre. Elle n'avait aucun téléphone à porter de main. Ce ne fut que lorsque l'intrus laissa tombé son cellulaire qu'elle eut moyen d'appeler les secours.

- Elle plaça le cellulaire contre son oreille et découvrit l'identité du complice au bout du fil! C'était son frère, votre honneur! Rien d'étonnant : elle l'avait vu, trois jours plus tôt, lors d'un souper où les deux avaient planifié le meurtre de la victime, Sanchez Graad. Ils ont fait croire à ce dernier qu'une somme importante, nous parlons de deux cents mille dollars, se cachaient dans le coffre, dans le boîtier d'un jeu de dominos.

- Ma cliente n'a jamais su jouer aux dominos. Qu'aurait-elle fait d'un boîtier de dominos? La dernière fois qu'elle a ouvert ce coffre, c'était en 1997. Il n'y avait pas de jeu de dominos. Peut-être que son frère lui en avait offert un entre temps et qu'elle n'était pas au courant du cadeau. Est-elle coupable d'avoir laissé son frère lui offrir un jeu de dominos dans lequel il avait placé deux cents mille dollars?

- Objection votre honneur! Nous parlons de la victime, Sanchez Graad. C'est l'appât du gain qui le força à entrer chez l'accusée. Je tiens à préciser qu'il y entra sans infraction, par la porte de derrière qui n'était pas barrée, et par la moustiquaire percée par l'accusée elle-même. Et puisque la défense prétend que madame n'a jamais su jouer aux dominos, votre honneur, je tiens à rappeler qu'elle a aussi dit ne pas savoir viser. À vous de juger de ses capacités.

- D'accord, Sanchez Graad n'a pas commis d'infraction chez ma cliente. Mais ne l'a-t-il pas poignardée à la nuque le premier? N'a-t-il pas tué son chien?!

- Votre honneur, observez attentivement la nuque de l'accusée. Cela vous semble-t-il une nuque qui eut été perforée? Y a-t-il quelconque cicatrice? Cela me semble, en tout cas, une nuque indemne de tout heurt. J'en infère qu'elle ait menti, pour sa nuque comme pour son chien. On dira qu'elle a perdu son chien. Qu'importe. Un bichon maltais. Qu'elle l'ait perdu ou qu'elle l'ait elle-même tué. J'en ai vu un, encore hier, errer dans les rues de Marelle. C'était peut-être le sien. Qui sait, ils se ressemblent tous...

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