1 juillet 2011

L'impossible naissance de Sinec Folk

N’ayant pas eu de mère, il avait dû s’inventer lui-même, comme ça, sans accouchement ni docteur, sur la plage de Craboya, dans les îles du Milect-Tis. Ils sont rares les gens qui voyagent jusqu’à là-bas. Les gens ne s’aventurent jamais que sur les plages les plus connues; celles de la mappemonde, celles touchées par les guerres enfin, celles où l’on raconte de vraies histoires historiques. Toujours est-il que, du jour au lendemain, il s’était fait naître à partir de rien du tout, sinon quelques particules, dit-on, d’atomes et de coccinelles. 

Au départ, il n’était peut-être qu’une mémoire, un esprit vague sous un voilier, un trissumier à torpilles ou une vague, ou le sang d’un requin en tout cas, rien d’humain. Puis par la force de je ne sais quelle idée, il naquit le premier mai de la trente-quatrième juridonce. 

Voilà comment sa naissance se présenta : je trouvai d’abord un premier orteil sur le sable. Ne me doutant pas qu’il s’agissait du sien, je le plaçai soigneusement dans mon sac à main. Je me mis à chercher l’homme amputé, blessé, à qui l’on avait coupé cet orteil mais, évidemment, il n’y eut ce jour-là sur la plage que des femmes et des chiens, comme il y en a partout.

Je cessai de chercher le propriétaire de l’orteil quand, au bout de l'orteil en question, poussa un pied, puis d’autres orteils, puis un mollet, une cuisse et ainsi de suite jusqu’à ce que le sac se déchirât et libérât Sinec de son impossible naissance.

Ah, ce cher Sinec, de tous les membres qu’il s’inventa ce jour-là, il n’y en eut aucun de droit. Son bassin ne tenait que sur une jambe. L’autre jambe, elle, sortait de son nombril et, à cause de cette position malencontreuse, elle n’arrivait jamais à toucher le sol. Sinec ne pouvait pas marcher. Ou alors il le pouvait, peut-être, mais il n’eut jamais l’envie d’essayer. Il avait peur, je pense, que quelqu’un remarquât sa démarche ridicule, aussi désaxée que la houppe des chtounfes, comme on dit dans les champs de Milect-Tis. 

Sinec s’effondra sur le sable, frustré de s’être inventé tout croche. Je le sentis alors pleurer, déjà, avant même qu’il ne s’eût inventé une tête et des yeux. Il était là, inerte, luisant sur le sable. J’eus peur que les rayons de l’amériane ne le cuisissent, ainsi je l’arrosai d’un peu d’eau en lui répétant qu’au moins il avait le coeur, et que même s’il n’avait pas de mère, il avait moi et moi je serai là, toujours, moi je t’aimerai comme si tu étais mon enfant.

À ce moment-là, j’eus envie de l’appeler par un nom. Son nom. Mais puisqu’il n’était pas né avec un médaillon autour du cou, je dus lui en inventer un et, pour cela, je voulus savoir de quel sexe il était. J’observai longtemps le bout de chair qui pendait sous son bassin. Encore aujourd’hui, je ne pourrais pas dire s’il s’agissait d’un clitoris ou d’un pénis. Imaginez alors la bouche qu’il s’était inventé, gluante comme une gouennè de l’eau miraculeuse et la tête qu’il avait. Il était laid. Comme s’il avait eu deux nez à la place des oreilles et une oreille à la place du nez. Quand je lui demandai s’il était un garçon ou une fille, il me répondit « Sinec ».

Sinec tremblait devant moi. Je lui avais inventé ce nom dont tout compte fait je n’étais pas très fier. J’aurais pu trouver mieux, pensai-je, « Appeler Sinec Sinec... C’est comme appeler les chiens Wouf. »

Je me mis à chercher d’autres noms. Ne trouvant rien, je me mis à trembler moi-même, déçu par ma pauvre imagination. Dans ma bouche, chaque lettre sonnait laid, sonnait moche, comme une erreur. Je lâchai prise devant mon manque d’inventivité. Sinec était là, devant moi, sous les rayons brûlants de l'amériane et, pour le rassurer, je lui répétai une dernière fois : tu es mon fils et jamais je ne te quitterai. 

Jamais je n’osai dire à Sinec qu’il lui manquait un oeil, une omoplate, et un tas d’autres morceaux car, j’imagine, qu’il ne doit pas y avoir de chose plus vexante que de se faire dire, après s’être inventé de a à z, que vous vous êtes franchement raté.

Je m’assurai qu’aucun témoin ne fusse en train de m’épier, puis j’abandonnai Sinec sur la plage. Un autre parent, pensai-je, un autre père viendra le secourir. Et si jamais il meurt, je n’aurai qu’à m’inventer un nouveau nom afin de n’être jamais reconnu.

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