12 novembre 2010

Le cerveau de Pluche Crève

Je n’ai pas perdu la tête je la sens encore. Les souvenirs frappent fort, à mort, à ma mémoire : mon père m’a cloué sur le divan, m’a renié parce que je suis homosexuel et parce que j’ai une barbe. Quant à ma mère, je me souviens vaguement d’elle, soûle, qui joue aux cartes sur les bardeaux du cabanon et qui m’en veut de ne pas lui avoir téléphoné. Elle pleure. Mais elle chante avec le sourire. C’est Céline Dion. Je ne me souviens plus de ma mère, ni de Céline, mais je ressens encore quelque chose de déchirant. 

Je me souviens d’un tas d’autres choses intactes. Je sais encore très bien faire la différence entre deux et quatre font deux. Et les chiffres de pi, je peux vous les citer tout haut par coeur, trois, virgule, et puis c’est le genre de choses qui ne se perd pas. Quand toute votre vie vous avez couru sur des neurones, et quand toute votre vie le tricycle manquait de pédales parce que vous rouliez plus vite que le soleil!... C’est comme moi. Les tests médicaux, les opérations ; j’ai la cuisse en furie parce qu’ils me balancent une tige d’acier longue de vingt mètre de l’aine au cerveau chaque soir et je rêve fluo. Enfin. Leurs liqueurs radioactives, ce que ça peut faire.

Un accordéon s’est déplié dans mon cerveau. La secousse des branches à vent a provoqué un big bang et présentement, la lumière des étoiles nouvelles interfèrent avec quelques veines importantes. J’ai un peu de pertes de mémoire, un peu de difficulté à m’articuler, dont les rotules et mes calculs mathématiques qui finissent toujours en forme de i. 

J’ai dit qu’un papillon s’était éventré dans mon cerveau. Et c’est à cause de l’opération, mais aussi à cause de ma naissance. Des veines se sont enroulées autour de mes épaules, et depuis, la gravité de mon cervelet fait tomber ma conscience dans les plis de mes bras. Chaque fois que je les plis, ça me paralyse. Mon frère, c’est autre chose. À sa naissance, le cordon ombilical l’a étranglé et depuis, il fait de l’asthme, hyperventile et angoisse parce qu’il manque d’air.

Ce qui m’inquiète, c’est qu’un jour je ne puisse plus bouger. Vous imaginez, un physicien comme moi, incapable de pointer une baguette en bois sur un tableau? Les étudiants ne comprendraient rien à ce que je raconte. Les élèves ont toujours besoin qu’on leur pointe les chiffres, et surtout qu’on note leur présence dans un petit carnet, sans quoi ils se demandent où ils sont et ce qu’ils font. Je le sais. J’ai moi-même été étudiant jusqu’à ce que ma mère décide d’être morte.

Elle est morte un soir de balai, dans le téléphone. Je lavais les moulures du plancher avec une vadrouille en forme d’essuie-tout quand le téléphone est devenu inondé d’eau. J’ai su qu’elle était morte et j’ai arrêté d’ouvrir mes livres de mathématiques. J’ignore ce que j’ai fait après. Mon frère dit que je me suis lancé dans d’autres hypothèses.

- Tu t’es lancé dans une hypothèse... On ne sait pas comment ça va finir... Même le docteur n’en sait rien...

Je n’hypothèque rien. Je doute des autres. Je crois que les médecins ont fait une erreur lors de l’opération. Ils ont touché une veine qu’ils n’auraient pas dû. Et depuis j’oublie de pire en pire. J’ai oublié maman, sur le bardeau des feuilles, récitant son alléluia en riant des bêtises, et je commence à oublier papa sur le divan, sa mâchoire sur ma barbe. Il lèche mon hétérosexualité, heureux. Je m’en souviens encore en bribes, mais je l’oublie un peu, un peu. C’est à cause de l’opération. 

Quand je dis ça, ça choque les gens. Mon frère dit non.

- Ce n’est pas à cause de l’opération, Pluche! Tu n’as jamais eu d’opération! Tu l’as refusée! C’est la dégénérescence de ton cerveau qui fait ça... Tu deviens légume... S’il te plaît... Tu devrais te faire opérer...

J’ai beau lui répondre que c’est fait, que je me souviens très bien de l’opération, qu’on m’a anasthésié, et puis ouvert, et puis joué dedans, et puis frotté une veine qu’on ne devrait pas, et puis la mousse qui est sortie de ma bouche. Il n’en croit rien. C’est la même chose que chaque fois que mon docteur m’appelle : 

- Alors, Monsieur Crève, êtes-vous prêt pour l’opération? 

Je me sauve. Je pédale aussi vite que le soleil. Je me sauve de l’hôpital pour vivre encore et quand je suis épuisé, je m’endors sain et sauf sur un gazon. Je rêve alors qu’arrive le petit jour où j’oublie ma mère qui se soûle sur un toit, et mon père cloué sur ma barbe.

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