23 septembre 2010

Je ne me souviens pas du jeudi 15 septembre 1994

C’était le jeudi, 15 septembre, 1994, 9h08, peu après le passage des éboueurs, plus exactement 3 heures trente-cinq minutes après le lever du soleil, sur Montréal (longitude 73° 39' ouest ; latitude 45° 31.2' nord). 

C’est tout ce que je peux dire. Je ne me souviens de rien d’autre. Je devais avoir à peu près neuf ans, un mois et quinze jours. L’odeur des ordures laissées sur la rue ne m’a pas marqué. C’était un jeudi, jour d’école, et je n’étais pas à l’école. Je devais probablement penser à mon professeur qui, à l’époque, devait être Lucien Lustre. Je devais me dire à moi-même que, même si je partais tout de suite, et même si je prenais ma bicyclette la plus rapide (celle avec les autocollants) et que je pédalais très vite jusqu’à l’école, j’arriverais en retard. Je m’imaginais sûrement devant Monsieur Lustre, et je m’imaginais n’y pas rester longtemps, car il m’enverrait, comme d’habitude, chez le directeur. 

Lucien Lustre : RETARD! LALIER! SORS DE LA CLASSE! Tu es encore en retard! 

C’était un jeudi, jour des poubelles. Je me tenais tout droit sur le trottoir, prêt à être ramassé par les éboueurs. Ils étaient déjà passés, mais même si je les avais manqués, je me disais qu’ils reviendraient peut-être reprendre les bouts d’ordures qui traînaient encore sur les pelouses. Sinon, je crois que j’étais prêt à attendre le jeudi d’après. Je préférais encore passer la semaine au bord du chemin, plutôt que de rentrer dans la maison d’où j’étais sorti. 

En fait, ce jeudi-là, j’ai dû passer plusieurs heures à essayer de décoder le mot que ma mère avait écrit une fois, en lettres attachées, sur une enveloppe déchirée : « mon fiils a raison, écoutez-le! c’est de ma faute si il est sorti tard, pardon! prenez-le! ».

Souvent, lorsque j’arrivais en classe, Monsieur Lustre me demandait si j’avais sur moi un mot de mes parents pour expliquer mon retard. Ma main droite, tout au fond de la poche de mon veston, chiffonnait ce vieux bout d’enveloppe. Je me disais qu’une fois, peut-être, je pourrais le sortir et m’en servir pour excuser mon retard. Mais j’imaginais la tête de mon professeur en train d’essayer de lire les gribouillis de ma mère, et je me disais qu’il la traiterait de dyslexique, ou d’analphabète, ou d’alcoolique, alors je préférais toujours dire la vérité.

Moi : J’ai raté les éboueurs... Alors j’ai décidé de venir à l’école mais...

Lucien Lustre : Tous les jeudis, c’est la même histoire! Si tu dois mettre les poubelles au chemin, mets-les plus de bonne heure, venise!

Le jeudi, 15 septembre, 1994, 9h08, peu après le passage des éboueurs, j’ignore ce que je faisais. Mais à 5h33, quand le soleil s’est levé ce jour-là, je devais être là, au bord de la route. J’avais dû suivre les conseils de mon professeur : j’avais sorti les poubelles plus tôt que d’habitude. J’ai attendu que le soleil se lève et j’ai compté les minutes. J’ai dû voir les éboueurs au bout de la rue. Je les ai peut-être salué, ou alors je me suis mis à trembler. 

Éboueur : Lâche la poubelle, mon petit! Il faut que je la vide dans la camion! Qu’est-ce que tu fais là? Tu devrais pas être à l’école, toi?

Moi : Tu peux pas me prendre avec la poubelle? 

L’éboueur a dû refuser de me jeter dans le camion. « Je ne prends pas ça », qu’il a dû me dire, comme si j’étais du recyclage. Il allait me laisser sur le bord de la route quand j’ai dû sortir ma main droite de mon veston. J’ai dû ouvrir la main, et tendre vers lui mon bout d’enveloppe. En lisant « prenez-le », l’éboueur a dû penser que ma mère voulait me jeter aux ordures. 

Éboueur : Elle t’a jeté ou quoi?! Je vais aller lui parler.

Le jeudi, 15 septembre 1994, à 9h08, peu après le passage des éboueurs, je devais penser que même les ordures n’avaient pas voulu de moi. J’ai probablement vu l’éboueur courir jusqu’à la porte de chez moi, et l’ouvrir avec une clé, car il n’a rien forcé pour entrer. Il a dû engueuler ma mère, et elle a dû l’engueuler aussi. Et c’est probablement ce jour-là qu’ils ont divorcé.

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