12 novembre 2010

Lolande la grosse

CHAPITRE UN

À la naissance, l’obésité de Lolande était déjà morbide. Ses pieds étaient comparables à ceux d’un bébé ours et ses jambes, aussi grosses que les plus grosses miches de pain que vous ayez vues chez le boulanger. Sa tête, on ne la voyait pas : elle était enfouie quelque part derrière ses nombreux mentons visqueux. Il faut dire que son corps était si corpulent, et si compact, mais surtout si poilu, qu’il était presque impossible de repérer ses bras et ses mains. Naturellement, les docteurs ont dû sortir le bébé par césarienne, car un tel tas de graisse n’aurait jamais pu sortir par le vagin de Bénà.

La grossesse n’avait pas été facile pour Bénà. Comme toutes les mères, elle se plaignait d’avoir toujours faim. Pourtant, elle mangeait plus qu’un éléphant. Si j’énumérais tout ce qu’elle pouvait manger en une journée, vous en auriez pour plus d’une heure rien qu’à lire les sortes de fromages et de pièces de viande qu’elle ingérait. Chose étrange : elle ne grossissait pas d’un centimètre. Sitôt qu’elle avalait quelque chose, la nourriture allait directement dans le ventre de Lolande. Si bien qu’aux termes de la grossesse, la pauvre Bénà n’était pas plus grosse qu’une patère sans manteaux.

Un an après l’accouchement, Bénà avait réussi à reprendre un peu de poids, mais Lolande avait toujours autant d’appétit : elle pouvait passer une nuit entière à téter le sein de sa mère tandis que celle-ci dormait. Et lorsque le sein droit était vide, elle vidait le gauche. Chaque matin, Bénà n’avait plus de seins. Elle était à plat. Le soir de sa mort, Bénà ne pesait plus que 21 kilos. Et ça, c’est le poids normal d’un enfant de sept ans.

À sept ans, Lolande pesait 80 kilos. Le fait de grandir l’avait toutefois avantagée. On avait découvert que ses mentons cachaient le plus beau visage que la terre ait connu. C’était réellement, physiquement, un visage sans imperfection, sans cernes, sans acné, sans poils, sans rides, ni trop gros ni trop maigre bref, parfait. Et n’allez pas croire que c’était le visage d’une fille de sept ans. Pas du tout. C’était le visage d’une femme de vingt ans, ou plutôt trente, ou même quarante, mais belle au point que c’en était bizarre. Lorsqu’on lui parlait, on avait l’impression que la plus belle fille du paradis était sortie du corps le plus hideux de l’enfer pour nous adresser la parole, à nous pauvres mortels, pour nous demander le nom d’une rue, d’une épicerie, d’un supermarché...

Ensuite, Lolande n’a plus eu d’âge. Son visage ne vieillissait plus. Qu’elle ait eu quinze ou vingt-cinq ans lorsqu’elle a commencé à s’épiler sur tout le corps, personne ne l’a remarqué. Il y a eu, oui, quelques changements au niveau de ses vêtements, car ses goûts changeaient au fil des ans de même que son poids, mais aux yeux des gens, elle n’était toujours qu’un énorme tas de bourrelets surmonté d’une tête irrésistiblement belle.

Trente ans après sa naissance, Lolande pesait 192 kilos. Elle n’était pas grande. Un mètre vingt-cinq tout au plus. Elle était constituée d’une dizaine d’étages de graisse qui n’allait pas plus haut que le coude d’un homme, mais qui allait en s’élargissant. Lorsqu’elle allait faire son épicerie, elle était si large qu’elle avait peine à marcher entre les allées. Souvent, elle entrait au supermarché à neuf heures pour n’en ressortir qu’à dix-sept heures. Son énorme poids la ralentissait, mais son appétit également. La moitié de ce qu’elle achetait, elle le mangeait avant de l’avoir payé. L’allée qu’elle préférait, c’était la numéro trois, intitulée « biscuits - craquelins - céréales - sauces ». En n’arrêtant jamais de pousser son panier, elle pouvait dévorer un sac de chips au vinaigre et une boîte de fudgee-o. Elle n’osait ouvrir aucun pot de sauce, ni aucune boîte de céréales, car cela la gênait beaucoup lorsque, à la caisse, elle rapportait un item à moitié mangé.

Arrivée à la caisse numéro quatre, elle sortait de son panier tous les paquets, tous les sachets et toutes les boîtes qu’elle avait vidées ainsi que toutes les bouteilles qu’elle avait bues. Elle se retrouvait chez elle, le soir, en fin de compte, avec la moitié de ce qu’elle avait prévu acheter. Elle mangeait cette moitié durant la soirée et le lendemain, elle terminait les restes de la veille avant de retourner au supermarché, toujours vers neuf heures, acheter d’autre nourriture.

***

Mauric était le caissier qui, de neuf à dix-sept heures, travaillait à la caisse numéro quatre. Chaque jour, il passait la commande de Lolande sur le scanneur. Lolande ne comprenait pas comment il faisait pour ne pas dévorer toute la nourriture qu’il voyait défiler devant lui. Elle était convaincue qu’il était trop maigre et qu’il allait mourir de sécheresse. Son visage très blême lui faisait penser aux raisins secs enrobés de yaourt blanc qu’on vend en vrac dans les pots de plastique de la rangée six.

Mauric n’a jamais vraiment remarqué l’obésité de Lolande. Normal, puisque de son point de vue, le corps hippopotamesque de Lolande était caché par le tapis roulant de la caisse. Il ne voyait que la tête magnifique de Lolande qui suivait du regard les pâtisseries sur le tapis. Les tartes aux pommes faisaient saliver Lolande, mais elle ne salivait pas pour vrai : jamais une goutte de salive n’osait importuner les lèvres parfaites de Lolande. Il n’y avait rien dans la tête de Lolande qui était imparfait. Rien ne bougeait : elle ne bâillait pas, n’éternuait pas, ne toussait pas, ne souriait pas. Elle était belle, c’est tout.

- Cinq cents quatre-vingt-un et cinquante-trois. Je prends votre numéro de téléphone?

Dans ce supermarché, les clients n’avaient qu’à donner leur numéro de téléphone pour être éligibles à un concours. Cette fois-là, si le numéro de Lolande avait été tiré à la fin du mois, elle aurait remporté cinq cents quatre-vingt-un dollars et cinquantre-trois sous. Mais elle a refusé de participer.

Est-ce possible de croire que, pendant deux ans et trois mois exactement, Mauric et Lolande ne se soient jamais parlé, l’un passant la commande silencieusement, et l’autre salivant fictivement devant les tartes de la boulangerie sur le tapis roulant de la caisse? C’est pourtant le cas. Tous les jours, pendant plus de deux ans, Mauric a défroissé les emballages des barres au chocolat que Lolande mangeait à la centaine dans les allées du supermarché. Plus de cinquante fois, Mauric a commis une infraction aux lois de l’établissement : subtilement, il jetait les sachets de bonbons que Lolande avait mangés sans même les lui charger. Et il ne disait pas un mot. Jusqu’au jour de son renvoi : 

- C’est la dernière fois que je vous vois mademoiselle. Je prends votre numéro de téléphone?

Pour la première fois de sa vie, Lolande a grimacé. Elle est devenue toute étourdie, plus malade que lorsqu’elle avait déposé le sac de galettes de riz entamé sur le tapis de la caisse. Elle avait toujours refusé de donner son numéro de téléphone aux inconnus, mais cette fois, c’était différent. Pour elle, Mauric n’était pas un étranger. Elle le voyait chaque jour depuis plus de deux ans et puis, Lolande s’est surprise à penser à voix haute : « Un inconnu ne serait pas au courant de tout ce que je mange pendant la semaine. Mauric est plus qu’un inconnu. » Elle ne comprenait pas pourquoi Mauric s’était fait renvoyé. Elle l’a compris le jour suivant, quand le nouveau caissier de la caisse numéro quatre lui a facturé huit cents dollars une commande qui, d’ordinaire, ne lui coûtait que cinq cents dollars.

***

Mauric avait conservé en mémoire le numéro de téléphone que Lolande avait accepté de lui donner. Le soir, chez lui, il avait transcrit ce numéro sur un bout de papier, mais ce n’était pas parce qu’il avait peur de l’oublier ; rien n’aurait pu lui faire oublier ce numéro, d’ailleurs il disait mieux le connaître que son propre prénom. Il l’avait transcrit pour avoir une preuve tangible de l’existence de Lolande et pour pouvoir, avant de s’endormir, embrasser quelque chose qui soit plus représentatif d’un être humain qu’un emballage de Kit Kat.

Sur le babillard de sa chambre, Mauric avait accroché tous les emballages qu’il avait secrètement retirés des commandes de Lolande. Il adorait passer ses soirées à observer ces emballages. Il se disait que, grâce à lui, Lolande avait sauvé un peu d’argent, et que grâce à elle, il avait perdu cet emploi qu’il détestait plus que tout.

De son côté, Lolande était malheureuse. Elle n’avait ni amoureux, ni travail. Elle s’était depuis longtemps résolue à n’être qu’une baleine. Personne ne veut d’une baleine, qu’elle se disait, ni dans un lit, ni dans un bureau... Elle voyait diminuer de jour en jour l’argent qu’elle avait reçu suite à la mort de sa mère et se disait qu’un jour elle ferait comme dans La grande bouffe, le film de Ferreri : elle inviterait des amis à dîner et elle leur demanderait de la gaver de petits gâteaux sur la table, jusqu’à ce qu’elle meurt.

Mais elle ne pouvait pas inviter d’amis à dîner. Elle n’en avait pas. Elle n’en avait eu qu’un seul, et il était à moitié un inconnu : Mauric. Lorsque Lolande a reçu le coup de fil que vous attendez tous, elle a répondu qu’elle était occupée. Mais dès que Mauric s’est présenté, elle a eu le souffle coupé. Puis elle a crié : « J’ai gagné le concours! Cinq cent dollars!? » 

- Non... Pas tout à fait... a dit Mauric.

- Pourquoi vous m’appelez alors?

- Parce que... Oui non mais, non, pas tout à fait, je veux dire pas tout à fait cinq cents dollars, parce que tu as gagné cinq cents un dollars et cinquante-trois! Tu as gagné le concours, bravo... Quand est-ce qu’on pourrait se rencontrer pour que je te remette l’argent?

- Tout de suite?!

Mauric devait trouvé cinq cents un dollars et cinquante-trois sous, tout de suite. C’était impossible. Il avait rendez-vous avec Lolande au restaurant le Belmité à vingt heures. Cela lui laissait dix minutes, quarante-neuf secondes. Quarante-huit. Quarante-sept. Je pourrais continuer à faire le décompte jusqu’à zéro, mais Mauric n’arriverait jamais à temps à son rendez-vous. Alors je vais m’arrêter là. 

Sur son chemin vers le restaurant, Mauric est arrêté à la banque pour retirer tout ce qu’il avait : trois cents dollars. Pour le reste, il s’est dit qu’il inventerait quelque chose. Il a couru pour être pile à l’heure au rendez-vous. Lolande l’attendait déjà, assise sur la première banquette à l’entrée du restaurant. Quand Mauric est apparu devant elle, elle a sourit. Lui, il a ri nerveusement. D’abord, il est vrai qu’il n’avait jamais réalisé à quel point elle était mastodonte. Le fait de la voir dans d’autres lieux qu’à l’habitude lui avait causé un choc, mais je crois que son rire n’avait rien de méchant. Peut-être même était-ce un rire amoureux, un rire qui exprimait à la fois la joie de la voir enfin telle qu’elle était, et la surprise de voir sa grosseur comparée à celle de la serveuse.

- Je vous offre un verre? a dit la serveuse.

- Quatorze... a dit Lolande, devenue soudainement abrupte à cause du rire de Mauric qu’elle avait trouvé moqueur.

- Vous êtes sérieuse? Quatorze? a demandé la serveuse.

- Ça va, a dit Mauric, apportez-lui six bières et moi, je vais en prendre juste une. C’est moi qui paie!

Mauric, excité par la rencontre qu’il espérait depuis longtemps, s’est empressé de s’asseoir. Il n’a pas eu à se demander s’il devait s’asseoir en face où à côté de Lolande : il s’est assis en face d’elle, sur une chaise, car la totalité de la banquette était occupée par les fesses de Lolande. 

- Je suis content, a dit Mauric, de vous rencontrer ailleurs qu’au travail. Ça me fait tout drôle de...

- Il est où mon argent? qu’elle a demandé, l’air pressé.

- L’argent... a dit Mauric bien embêté. Il faut que je vous dise que ça ne sera peut-être pas vraiment cinq cents parce que... 

- Parce que je suis grosse.

- Non, ça n’a rien à voir... J’aurais aimé vous donner cinq cents mais...

- Vous vous êtes rendu compte que ça ne valait pas le coup. 

- ...? a dit l’air interloqué de Mauric.

- Gaspiller de l’argent pour une grosse. Vous préférez garder l’argent parce que de toute façon, vous vous dites que la grosse va crever bientôt avec tout ce qu’elle mange en une semaine.

Les sept bières sont arrivées sur la table. Le bruit des bouteilles a claqué et c’est à peu près tout le bruit qu’il y a eu à cette table suite à ce que Lolande venait de dire. Mauric fixait le vide. La serveuse demandait à être payée, mais personne ne disait rien. Lolande s’est levée brusquement de table et elle est sortie du restaurant sans dire au revoir à personne. 

En rentrant chez elle, elle a fait un arrêt à l’épicerie. Elle a déposé quatorze boîtes de petits gâteaux dans son panier sans en ouvrir une seule. Elle les gardait pour chez elle. En réalité, elle avait l’idée de se gaver et de mourir, étouffée par le dernier gâteau. 

À la caisse numéro quatre, elle a salué le nouveau caissier, les larmes aux yeux : « Bonsoir Luc. » Mais Luc ne lui a jamais répondu. Il a passé la commande en moins de cinquante-neuf virgule sept secondes. Lolande a payé crédit. Elle a signé la facture sans regarder le montant affiché et, traînant lentement son panier personnel qui lui servait aussi de marchette, elle est retournée chez elle. 

Ce que Lolande ignorait tout ce temps-là, c’est que Mauric était sorti du restaurant peu de temps après elle, sans payer. Secrètement, il l’avait suivie jusqu’à l’épicerie, puis jusqu’à l’allée numéro trois. Il l’avait vue mordre de rage le carton des boîtes, et il l’avait vue également payer à la caisse de Luc avant de repartir, lourde et triste. Cela dit, Mauric savait parfaitement comment fonctionnait les caisses du supermarché. Il n’avait eu qu’à attendre que Luc ait le dos tourné pour appuyer sur un bouton et prendre l’argent du tiroir-caisse.

Lolande, dans sa cuisine, a ouvert les quatorze boîtes de gâteaux, les a déballés et les as alignés sur le comptoir. En retirant la quatorzième boîte, elle est tombée sur la facture de Luc : soixante-dix dollars et vingt-trois sous. Elle pensait : « Du temps où Mauric était à la caisse, ces mêmes quatorze boîtes m’auraient coûter tout au plus soixante dollars... » Elle ne comprenait pas pourquoi Mauric avait préféré garder les cinq cents dollars qu’elle avait gagner au concours. 

Tant pis, qu’elle se disait en avalant un premier gâteau, puis un deuxième. La bouche pleine, elle scandait : « Fe foir ve meurs! », ce qui, en langage bouche-pleine, voulait dire : « Ce soir je meurs. » Elle en était à son onzième gâteau quand la sonnerie de la porte s’est fait entendre. Lolande s’est relevée de la table du salon où elle se gavait couchée sur le dos. 

- C’est qui... qu’elle a répondu par l’intercom. 

- C’est Mauric! a dit celui qui est justement en train de se présenter. 

- Je ne veux pas vous voir...

- J’ai ton cinq cents dollars! Est-ce que tu m’aimes!?

- Quoi?

- Est-ce que tu m’aimes! Dépêche-toi de répondre parce que la police est là! 



CHAPITRE DEUX

Lolande était incapable de franchir les portes du supermarché où elle avait rencontré Mauric. Elle ignorait pourquoi, mais à la seule vue des portes automatiques, ses yeux se remplissait d’eau. Et pire encore que ses yeux, c’est sa peau, d’un teint habituellement parfait, qui rougissait. 

Son voisin lui avait conseillé d’aller chez Doctons. Lolande n’aimait pas le nom de cette nouvelle épicerie, car il ressemblait au mot docteur mêlé au mot téton. Elle n’aimait pas non plus son voisin, Franc, parce qu’il était assistant-gérant de cette épicerie et parce qu’il parlait toujours d’argent. Mais elle avait pitié de lui, qu’elle disait, parce que ses parents lui avaient donné un prénom qui ne lui allait pas du tout. C’est par pitié, donc, qu’elle avait promis à Franc qu’elle passerait à l’épicerie.

Le jour où elle s’y est présentée, le gérant lui-même est venu l’accueillir. Il disait être enchanté de la rencontrer, mais semblait surtout ravi de voir que la grosse barrique qui avait fait augmenter les ventes du supermarché d’à côté était à sa porte. 

- Offre-lui ce qu’elle veut! disait le gérant à Franc. Saucisson, pogo, fromage, crème glacée, va nous chercher ça!

- Non merci, a rétorqué Lolande. Je ne prendrai rien. Je fais attention à ma ligne.

- Votre ligne?! Vos lignes sont parfaites Madame! Regardez votre visage! Vous n’avez pas besoin de faire attention, allez, dites-moi ce que vous voulez manger et je vous l’apporte...

Lolande avait tenu sa promesse : elle était passée à l’épicerie. Maintenant, elle voulait retourner chez elle. Tandis qu’elle marchait lentement vers la sortie, elle donnait des coups d’épaule pour se déprendre des mains de Franc qui tentait de la retenir. Il lui demandait de lui promettre de venir faire son épicerie chez Doctons le lendemain matin. Il avait besoin de cette promesse, sans quoi le gérant refuserait de lui donner une augmentation de salaire. Mais ça, il ne le disait pas tout à fait. Il disait : 

- Promets-le! en la secouant. Promets-le Lolande!

Voyant qu’elle était déterminée à sortir, il a finalement accepté de la laisser partir, mais cette fois en chuchotant pour lui-même : « Promets-le, grosse vache... »

***

Lolande est rentrée chez elle et n’a rien mangé. Depuis que Mauric était en prison, elle passait ses journées entières dans son appartement de la rue Rue à boire de l’eau et à jouer aux cartes sur l’ordinateur. Elle savait que Mauric sortirait de prison dans six mois, et elle s’était donné pour mission de perdre 100 kilos pendant ces six mois. Il fallait qu’à son retour, Mauric la trouve encore plus belle qu’il pouvait l’imaginer en mémoire.

Lolande parvenait assez bien à ne plus manger. Lorsqu’une fringale la tenaillait, elle repensait à la gaffe qu’elle avait faite en n’ayant rien répondu à Mauric le soir où il lui avait demandé si elle l’aimait. À coup sûr, cette terrible erreur réussissait à lui couper l’appétit.

Quant à l’exercice, c’était une chose à laquelle elle n’avait jamais été habituée. Tout ce qu’elle savait au sujet du sport, c’est que son père était joueur de tennis professionnel et que c’est pour cette raison qu’il avait dû partir de la maison peu avant la naissance d’une horrible baleine. Enfin, si elle avait connu son père, peut-être aurait-il pu lui apprendre à aimer un sport, mais sinon, c’est en revenant de chez Doctons que, pour la première fois de sa vie, elle a ressenti le besoin de l’effort et de la souffrance physique. 

En gardant en tête l’image du gérant de chez Doctons, elle a pu se défouler jusqu’à faire cinq push-ups. Ensuite, elle s’est écrasée, toute en sueur. Puis, elle a imaginé la tête de Franc, ce qui lui a permis d’en faire cinq autres. Je pourrais vous décrire exactement ce à quoi ressemblait Franc, mais je ne crois pas que l’apparence y soit pour quelque chose. Et de toute façon, vous êtes bien capables de vous l’imaginer vous-mêmes. Non vraiment, je crois que c’est la haine qui était à la fois la source d’énergie et la nourriture de Lolande. 

Elle misait sur cette haine pour perdre du poids, et ça fonctionnait. En trois mois, elle avait perdu 52 kilos. Si tout s’était déroulé comme prévu, elle aurait eu 104 kilos en moins le jour du retour de Mauric. Mais comme rien n’est jamais comme prévu, de malheureuses excuses sont survenues. Franc a été le premier à laisser un message sur la boîte vocale de sa voisine :

- Salut Lo. Je ne voulais pas te brusquer chez Doctons... C’est juste que c’est payant pour moi quand j’amène de nouveaux clients tu comprends? Je suis désolé...

Son message semblait sincère aux oreilles de Lolande. Elle a soupiré très fort et, du coin de l’oeil, elle a remarqué les trois petits gâteaux qui dataient de sa dernière tentative de suicide. Sa tête s’est tournée en leur direction et elle a sourcillé. Puis, elle a soupiré une deuxième fois en apprenant qu’il y avait un deuxième message dans sa boîte vocale, soit celui du gérant de chez Doctons qui, d’un ton un peu plus diplomate, s’excusait lui aussi : 

- Bonjour Madame. Au nom de chez Doctons, je m’excuse pour la façon dont notre rencontre de vendredi dernier s’est terminée. Nous avons peut-être été trop enthousiaste face à votre arrivée chez nous... Quoiqu’il en soit, vous êtes toujours la bienvenue et puis...

Et puis le message continuait, mais c’est à ce moment-là que Lolande a cessé de l’écouter. Je n’écrirai pas la suite du message, car même si je le voulais, je ne la connais pas. De toute façon, je ne veux pas l’écrire. Je ne veux pas vous ennuyer avec le baratin du gérant. Ce qui vous intéresse, c’est le retour de Mauric. 

Vous vous demandez peut-être quel genre de narrateur je fais... Et vous vous dites peut-être que ça ne se tient pas. Certains d’entre vous prétendent peut-être que je suis un narrateur omniscient, et d’autres disent peut-être avoir deviné que je suis Lolande, ou Mauric, ou Franc, ou le père de Lolande, ou même, les petits gâteaux de Lolande... Si vous voulez mon avis, vous vous posez trop de questions.

***

Depuis sa dernière tentative de suicide, les petits gâteaux de Lolande sont devenus secs, un peu pourris, un peu verts, mais ils ne savent toujours ni parler, ni écrire. Ils ont, sans le vouloir, provoqué l’appétit de Lolande, qui les a mangés, les trois d’une bouchée. 

Suite aux excuses téléphoniques des deux radins, ce n’était soudainement plus la pesanteur de la haine qui alimentait le ventre de notre baleine, mais plutôt une gentillesse aussi légère qu’une galette de riz ; une sympathie insignifiante qu’elle avait envie d’étouffer par le poids d’une nourriture grasse et hypercalorique. En réalité, le sentiment d’être remplie d’un sentiment lui avait beaucoup plu. Mais désormais, seul un cheeseburger pouvait la satisfaire. 

Chaque soir, pendant les deux mois qui la séparait du retour de Mauric, elle s’est empiffrée de cheeseburgers et de frites au Belmité. En somme, le jour où Mauric est revenu sonner à la porte de Lolande, non seulement elle avait regagné ses 52 kilos perdus, mais elle en avait accumulé trente de plus.

- Lolande! criait Mauric, à une heure du matin, en dévalant la rue Rue. 

Une fois arrivé aux pieds de l’édifice où Lolande logeait, il a continué, sans même avoir sonné à la porte : 

- Est-ce que tu m’aimes! Tu ne m’as jamais répondu! 

Lolande entendait l’appel de Mauric mais elle n’osait encore rien répondre. Plutôt que de s’approcher de la porte, elle s’en est éloignée. Elle s’est couchée à plat ventre sur la table du salon, plus monstrueuse que jamais, et elle a poussé un cri qui était si énorme, que je le définirais comme étant lolandesque.

Mauric a entendu le cri effrayant de celle qu’il aimait, sans toutefois attendre qu’elle sorte de chez elle. Il trouvait qu’il avait suffisamment attendu. Heureux de ne plus être derrière les barreaux de sa cellule, il avait besoin de profiter de la vraie chair des femmes, de leurs fesses presque nues et de leur amour qu’elles sont capables de donner sans réfléchir. Puisque Lolande ne répondait pas, il a choisi de passer la nuit sur le boulevard Boulevard, là où les boîtes de nuit scintillent comme les verres remplis de glaçons et de gin tonic, et les paillettes des jupes des filles soûles qui dansent sur les poutres et les torses des garçons libérés de prison.

Il s’est soûlé au bar Verti. Vers quatre heures du matin, il ne se souvenait ni de son séjour carcéral, ni de la langue de Bollus, le sadique de la cellule 460, qui lui était entré si profondément dans la gorge qu’il avait eu peine à respirer pendant trois jours, ni de Lolande... Les fesses de Vane ont frôlé son nez, puis Mauric a croqué, puis il a salivé sur ce qu’il croyait être un soleil, un peu effrayé, mais surtout très rose et soulagé de ne pas être en prison. Il ne comprenait rien. Vous non plus.

Au même moment, à quatre heures dix-neuf du matin, Lolande s’est décidée à ouvrir la porte de son appartement. Elle a descendu les escaliers jusqu’à dehors, mais Mauric n’y était plus. Elle aurait pu se pointer au Verti, et surprendre l’homme qu’elle cherchait en train de s’amuser avec un tas d’autres filles. Elle aurait pu entrer dans le bar et, comme un tracteur, sur son passage tuer les trois filles qui trouvaient Mauric-l’ex-détenu de leur goût. Ou elle aurait pu engueuler directement Mauric. Elle aurait pu l’insulter et lui jeter sa bière en plein visage. Elle aurait pu affirmer, et avec raison, qu’il s’amusait à se trouver beau. Et elle aurait pu ajouter que la prison l’avait peut-être rendu très musclé, mais qu’à ses yeux, il était toujours aussi laid. 

Elle aurait pu lui dire tout ça. Mais elle n’avait aucune idée de l’endroit où il était, et de ce qu’il faisait à quatre heures dix-neuf du matin. Alors elle est rentrée chez elle sans dire un mot. De toute façon, même si je disais que, par une illumination quelconque, elle avait deviné où Mauric se trouvait, et si elle allait le rejoindre, vous diriez que c’est improbable, et que j’invente, et que je fais un très mauvais narrateur. 

***

Vers neuf heures, en réalité, le lendemain de cette nuit bizarre où à peu près rien ne s’est véritablement passé, Lolande est sortie de chez elle pour aller, comme elle en avait l’habitude depuis trois mois, s’empiffrer au Belmité. Je ne sais pas si c’est elle qui traînait sa marchette, ou si c’est la marchette qui la traînait, mais elle avait l’air démolie, tout comme Mauric d’ailleurs, dont la tête, endormie sur le pas de la porte, a failli se faire écraser par la marchette de Lolande.

La baleine s’est arrêtée. Elle a soufflée un peu. Un soupir humide est sorti de sa bouche, et un sourire aussi, lorsqu’elle a vu son homme recroquevillé aux pieds de sa marchette. 

- Mauric je t’aime.

C’est Lolande qui vient de dire je t’aime. Vous l’aviez compris, sinon qui voulez-vous que ce soit? Il n’y a personne autour d’eux. Et je ne vois pas pourquoi Mauric, qui de toute façon dormait, se serait réveillé en disant « Mauric je t’aime ». Cette possibilité est absurde.

Et puis ce n’est pas moi non plus qui ai dit « Mauric je t’aime ». Si vous croyiez que je puisse être un personnage qui pourrait prendre part à l’histoire, et dialoguer à l’aide d’un tiret, détrompez-vous. Je ne vois pas quel intérêt j’aurais, de toute façon, à avouer mon amour à un personnage qui n’existe pas et qui ne me ressemble pas. D’ailleurs, je ne vois aucun rapport entre cette histoire et moi. J’aurais mieux fait de ne jamais accepter le rôle de narrateur. Et vous auriez mieux fait de ne jamais lire ce récit. Tout cela aurait causé bien moins d’emmerdements, et je n’aurais pas eu à vous livrer la fin de l’histoire.

En réalité, parce que je déteste cette partie qu’on appelle la fin mais qu’il faut bien un jour ou l’autre que vous soyez mis au courant, disons simplement que Lolande, qui n’existe pas plus que le pauvre Mauric, a affirmé son amour pour lui. Lui, presque écrasé par la marchette de la tonitruante, a ouvert les yeux, tout souriant et tout amoureux. Ils se sont promis fidélité, et aussi peu probable que cela puisse paraître, la grosse et le maigrichon devenu musclé se sont embrassés. 

Je suis désolé si vous étiez en train de manger. 
Je sais. C’est un peu dégueulasse.

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