12 novembre 2010

Quand la lune frôle

Je suis le jeune qui écrit. Je m’ancre dans la littérature. Chacune de mes lettres est une avancée remarquable pour tous mes écrivains contemporains. J’innove. Chacune de mes lignes est un document sur la façon dont les gens de mon époque vivaient. Mon paragraphe, c’est un manifeste. Je revendique. J’éclaire. J’ai repensé la perspective. Elle est à cheval sur l’everest, assise sur un angle. Elle a mal au cul. Je l’ai rebaptisée Josef Perspection. 

La perspective a un anus. Et elle se gratte constamment. Je le revendique.

Dans dix, cent, mille ans, ils retrouveront ce manuscrit. Ils liront ça. Ils verront ça. Ils. Eux. Les hommes du futur. Blindés dans des scaphandres. Ils enlèveront leurs thermopompes qu’ils ont de vissés dans la bouche et s’écrieront : eurêka une relique. 

Ils parleront de moi. Ils feront une étude sociologique du narrateur. L’un d’eux parlera d’herméneutique, probablement. Il en parlera trop longtemps et manquera presque d’air. Il saisira le boyau qui lui pend au bout du menton et le tiendra devant sa bouche. Il inspirera profondément, mais aucun gaz ne se rendra jusqu’à ses poumons. Il demandera à son ami Rwdhn de rebrancher son boyau. Ledit Rwdhn fera un petit acte de bravoure et tout le monde survivra. Cette péripétie n’aura servi à rien. À rien du tout. 

Tout le monde ne changera pas. Il est heureux. Je suis un produit de l’ancien temps. Le jour, j’imprime mes manuscrits. Mon dernier roman s’intitule Achever les chèvres. J’en ai imprimé douze cent exemplaires. Je n’ai pas fait ça pour les vendre. La nuit, je creuse des trous dans les forêts des Laurentides. J’ai fait douze cent trous la semaine dernière : dans chaque trou, j’enterre un exemplaire. On ne sait jamais où les hommes du futur iront fouiller. Je doute que les bibliothèques existent encore dans mille ans. Si je veux être lu, j’ai plus de chances avec mes trous de forêts qu’avec les maisons d’édition.

Achever les chèvres. Pour un archéologue du futur, ça sonne probablement comme « Aque vers laisse quai vresse »... ou comme quelque chose qui a été écrit dans une langue qui n’existe plus. Ça prendra des chercheurs pour traduire ce que j’écris... Et ça prendra des diplômés pour les lire... Moi, j’ai toujours voulu écrire simplement... dans l’espoir que tous me comprennent, même ceux qui n’ont pas d’éducation... 

Maison. Transport. Terre. Baleine. Tortue. Même si j’essayais d’écrire des mots indémodables, il y a toujours une chance que ces mots deviennent Casa, Transair, Earth, Balène ou Torte... Je suis le jeune qui écrit et à qui l’on demande s’il veut être écrivain. Moi, écrivain? En réalité, je n’éclaire pas plus qu’une toute petite lampe de poche balancée dans l’univers, en orbite autour de la lune. Les gens me confondent souvent avec les mouches. Je ne suis pas remarquable. J’écris quelque chose qui sera, un jour ou l’autre, effacé. 

Je ne veux pas être écrivain. Je déteste les écrivains. J’écris parce que j’y suis obligé. Je suis une mouche qui tient absolument à parler en silence. Et cela se fait avec les mots. Mais pour rien au monde j’accepterais d’entrer dans l’histoire triste de l’écrivain qui écrit sans se soucier qu’il n’existera plus dans mille ans.

1 commentaire:

Anonyme a dit...

ça fait beaucoup trop de temps que je suis pas venue trainer ici!