30 mars 2007

Au royaume du chez soi

C’est une belle maison. Le toit vert c’est beau les toits verts j’ai toujours aimé. Mais je déteste le vert. Moi aussi, je déteste le vert.

Mais c’est une belle maison la passerelle à l’entrée, toute en fleurs, ça fait romantique sans tomber dans le quétaine je crois que j’aimerais habiter dans cette maison-là. Faudrait repeindre les clôtures blanches en jaune. Jaune foin. Jaune caramel ou jaune ocre. Qu’est-ce que tu dirais de jaune paille?

Jaune paille, ça m’irait. Moi aussi, jaune paille, j’aime.

Les fenêtres style européen j’adore. Moi aussi. Les grandes fenêtres, pas de rideau, tu peux voir quelque chose? Un peu. Si c’était pas du soleil, on verrait toute la cuisine.

Les auvents sont un peu sales. Est-ce que ça se lave, des auvents? Je pourrais en acheter d’autres, avec d’autres motifs, des lignes ou du quadrillé. C’est comme tu veux.

Des nuages. On peut voir la cuisine si on s’approche un peu. Tu crois qu’il y a quelqu’un là-dedans? Je sais pas. Y a une voiture de stationnée, c’est peut-être à quelqu’un.

Merde, une silhouette, là dans la fenêtre, c’est apparue à la fenêtre, de l’autre côté de la vitre, quelqu’un est passé, quelqu’un nous observe, vite sauve-toi!



***


On s’est sauvés juste à temps, on est corrects. Le bonhomme est pas sorti de sa maison. C’est drôle, on aurait dit un spectre. C’est vrai. Ça doit être à cause du soleil. T’as probablement raison. C’est le soleil.

On arrive bientôt chez nous. Encore un coin de rue! Moi je divise le chemin en trois parties inégales. Du métro joliette jusqu’au coin de sherbrooke ça fait un, à droite jusqu’au coin de chambly ça fait deux, après ça, à gauche jusqu’à chez nous ça fait trois ouais, je sais ça fait trois fois que tu me le dis.

C’est qui lui? Le gars qu’on vient de croiser? Oui, il me regardait, jusqu’à temps que je le regarde moi aussi, là il a arrêté. C’est normal. Les regards éloignent les regards, retiens ça. Chaque fois que les regards se croisent, ça dure jamais longtemps.

C’est bizarre. Des fois je regarde autour de moi, quand je lève la tête, je vois des arbres impossibles, des branches collées dans le ciel.

Je vois des maisons, des lampadaires, des trucs, mais dès qu’un être humain arrive dans le paysage, c’est lui qui attire toute mon attention, bang. C’est plus fort que moi. Je le regarde. Jusqu’à temps qu’il me regarde lui aussi. Et j’arrête à ce moment-là.

Ça recommence chaque fois que quelqu’un apparaît dans le décor. Je regarde, il regarde, je m’enfuis. Je dois avoir regardé trente mille êtres humains dans ma vie, mais jamais plus que deux secondes chaque. Si tu savais comme ça étourdit… Si tu savais… Je sais…

Des fois j’aurais envie d’en prendre un, de le regarder pendant trente mille heures. Je le lâcherais pas avant d’en avoir eu assez. Je l’observerais jusqu’au plus profond de sa tête, de son cœur, au complet. J’aurais envie de le bouffer tout rond, mais je le lâcherais juste avant. Après ça, je serais correct pour vivre sans être étourdi chaque fois qu’un être humain fait son apparition dans le paysage.

Ça étourdit trop, tellement qu’on voit pas clair.

O.k., mais nous, en ce moment, on pourrait se regarder sans problème, tu penses pas, oui, c’est sûr, mais c’est pas pareil, se regarder soi-même, c’est pas pareil, on est la même personne.

Les miroirs, ça compte pas? Ça compte pour se coiffer le matin, mais pas plus. C’est comme tu marches en te regardant les souliers. C’est pas gênant. C’est même plaisant.

Tiens, un autre. Encore, lui aussi, il me regardait jusqu’à temps que je le regarde. Ça veut dire quoi, ça veut dire que chaque fois qu’on se regarde, on regarde ailleurs. Retiens ça.

Je le retiens, mais c’est qu’ils font tous semblant que j’existe pas? Ils font semblant de pas me voir c’est ça. Je vais en prendre un, le regarder pendant trente… Non, c’est pas ça, tu te trompes. Ils savent que tu existes, mais ils font semblant que, eux, ils existent pas.

Dès que je me tourne vers eux, ils se retournent et semblent me dire « je te regardais pas, je t’assure, j’existe pas, t’occupe pas de moi, j’existe pas »!

Ils marchent à l’envers? Ils marchent à l’envers. Oui. Faudrait commencer par apprendre à marcher droit avant de marcher à l’envers. C’est justement ça, le problème avec les miroirs.


***


Mais qu’est-ce qu’ils foutent les gens dans leurs voitures. Celui-là m’a même pas vu traverser la rue. Merde, ça me fait penser. Les gens dans leurs voitures, des spectres. Comme la silhouette de la maison qu’on voulait jaune paille.

Des spectres, les gens dans leurs voitures, des spectres flous, avec les reflets qu’ils ont sur la peau derrière leur vitre, des spectres sombres. Tu te rends compte, six milliards de spectres qui se regardent pas. Merde!



***


Ça sent bizarre tu trouves pas. T’aurais pas oublié de laver le chaudron qu’on a fait le poulet dedans hier? Je vais ouvrir les fenêtres parce que j’ai l’impression que la maison est en train de pourrir.

Quand l’odeur sera disparue, est-ce qu’on invite quelqu’un? Qui? Je sais pas, un invité… Laisse faire.

À quoi ça sert d’avoir une maison? Je sais pas. Ça sert à nous loger. Ça sert à avoir une maison. Merde!


***


Vraiment. Des maisons, on en voit partout, des maisons stables avec les bardeaux et la porte d’entrée, mais aussi des maisons à moitié stables avec des roues qu’on appelle ça des voitures. Les voitures, que les gens sortent de leurs maisons pour voyager dans cette autre petite maison jusqu’au travail.

On a aussi les maisons instables. Le corps, la peau comme on dit. C’est une maison qui pourrit de jour en jour. Après ça, on a quoi? Un dedans. Mais, même les dedans ont des maisons.

Même dans les dedans, on a des greniers, des sous-sols, des trappes, des armoires, des tiroirs. Même dans les tiroirs, on a des pots avec des couvercles, des enveloppes, des petits paquets, des crayons pleins d’encre…

C’est le principe des poupées russes.

Vraiment, est-ce que c’est pour s’abriter de la pluie qu’on a des maisons? Les fenêtres style européen. Est-ce que, vraiment, c’est parce qu’on veut pas coucher dehors, qu’on se construit des maisons? Ou si c’est parce qu’on se cache d’autre chose?

On se cache du regard des autres. C’est du regard des autres qu’on se cache. Mais quelque chose a dû se passer, merde, pour que les chiens soient capables de se renifler le cul entre eux et pas nous, merde!


***


On cherche quoi, dans nos maisons, ce qu’on cherche? On cherche nos clés, nos pantoufles, nos papiers, nos crayons, on fouille, on se creuse les méninges, on creuse profond, on creuse des piscines. Mais qu’est-ce qu’on cherche?

On cherche la vie, peut-être. Tu crois? Qu’on passerait notre vie à se chercher une vie, quelque part, en dedans des maisons?

J’entends d’ici le monsieur à la télé, tu connais, le psychologue, dire que « y faut arrêter de chercher la vie, il faut la vivre ». Ah, merde de merde!

Tu penses quoi de ça? Je pense qu’il est dans le champ, ton psychologue. Sois pas méchant, je suis pas méchant, seulement faut pas arrêter de chercher : faut chercher mieux. C’est tout.

C’est pas dans les tiroirs d’une maison qu’on va trouver quelque chose.

C’est pas dans les tiroirs.

Tiroirs? Tu veux dire, les tiroirs comme ceux de la mémoire? Quand j’étais petit, on me disait que la tête c’était plein de tiroirs. Qu’on en ouvrait des fois, pour assimiler, qu’on en fermait des fois à long terme.

Oui, ces tiroirs-là. Il faut que tu les fermes, tous, un jour. Il faut que tu arrives à les détruire tous. Comment? N’importe comment. En écrivant. En t’efforçant d’écrire, de peindre, tu sais la passion, ces choses-là que t’aimes. Pourquoi? Parce qu’ils valent rien, les tiroirs, il faut les vider.

Vraiment? Ils sont bons à rien? À rien. Ils servent aux psychologues, à l’introspection, renferment un tas de questions. Existentielles? Oui, comme quand tu te parles à toi-même, comme en ce moment.

Si tu cherches quelque chose, tu vas le trouver une fois que tous les tiroirs vont être fermés.

Une fois qu’ils vont être tous détruits, un par un, tu vas pouvoir retourner à la maison jaune paille, regarder à la fenêtre. Tu vas voir, à l’intérieur, autre chose que ton propre reflet dans une vitre.

Autre chose que mon reflet? Je vais voir quoi?

Tu vas me voir, moi, à la fenêtre. Moi? Oui, moi! Je vais t’attendre!

J’ai l’impression de m’être dédoublé à la naissance... et d’avoir perdu une moitié de moi-même… quelque part, dans un précipice…

T’inquiète pas. Je vais être là, au complet, pas loin du tout, trois coins de rue encore, c’est pas long.
.

***


Il me reste à fermer trois ou quatre tiroirs et à entrer dans la maison jaune paille. Notre maison... Notre maison à nous, notre royaume, notre point de fusion! Tu seras là, promis? Comment je vais faire pour te reconnaître, Rachel? Si je ferme les tiroirs et que je perds la mémoire, comment je vais faire pour savoir où aller? Je me souviendrai pas!

Tu me fais rire! Tu vas le savoir, les couleurs, le jaune paille, que t’as toujours aimé ça! Les couleurs! Pourquoi tu fais pas confiance à l’amour? Ça te fait peur? Encore? T’as toujours eu peur, toi, et là encore, avec ta mémoire! Tu me fais rire, je t’aime, je vais être heureuse de te voir! Ah, tu te rends compte! Se regarder enfin!

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