1 avril 2007

Les draps nostalgiques

Rachel était partie une fin de semaine chez ses parents. Moi pas. Moi jamais. J’étais resté à l’appartement. Tout seul, tout seul, tout seul. Tout seul trois fois séparées par des virgules, j’avais quelque chose dans la gorge.
Une musique cruelle, Ocean of noise, d’Arcade Fire... si c’est ce que tu écoutais…

Au creux de l’intérieur, quelque chose se mêlait aux ligaments de ma parole. Un énorme rocher roulait sur les parois de ma gorge.

Un énorme rocher traçait son chemin, de tout son poids, le bruit sourd du rocher, sur les parois de ma gorge, écrasait ma respiration jusqu’au sang de mes nerfs, jusqu’à la poussière de mes os.

Nostalgie, j’avais dans la gorge une sorte de passé ravagé par le soir et le ciel tranché par l’horizon. Une sorte de fracture due à la chute de mes sentiments, du plus profond de ma naissance.

Une vague s’était détachée de mon passé, à l’horizon, destructrice dans le ciel, dans les fragments de la cime des arbres : le sentiment des morceaux de la lune, une lune en morceaux, des morceaux d’étoiles dispersés, les confettis de mon âme éparpillée sur les murs de l’appartement.

Les yeux avec les cernes déchirés jusqu’au menton, tout ça, ça avait quelque chose à voir avec les morceaux invisibles, ceux qu’on essaie de recoller avec ça d’épais de colle mais que ça ne vaut rien parce qu’on ne fait que les effriter encore plus. Les doigts pleins de pouces, les doigts qui tombent : les doigts des marionnettes mal ficelées.

Ces morceaux-là qui s’évadent et ne reviennent pas. Ceux-là qui glissent lentement, entre les doigts, qui s’échappent en tombant. Ceux-là qui échappent à absolument tout, même à la vérité.

Ma gorge était un précipice sans fin. Un énorme précipice aux lisses parois. Lisses comme les rochers dont les vagues s’occupent au bord de la mer.

Lisses comme la flamme d’une bougie sur une photo.

Ma gorge était une flamme photographiée, arrêtée, attendant l’arrivée d’une respiration.

« Il faut que je lui achète ça! »

J’avais vu dans une revue, sur une page publicitaire, l’image d’un parfum qui venait tout juste de sortir dans les magasins : « Il faut que je cours acheter le flacon de parfum, au plus vite, et l’offrir à Rachel pour quand elle va revenir à l’appartement. »

Pour qu’elle réalise toute la douleur avec laquelle j’avais attendu son retour. Pour qu’elle sente le bruit du rocher, au fond de mes poumons, qu’elle le sente, de son roulement dans les cavernes de ma gorge.

« Je prends l’auto. Arrive au magasin. La madame vendeuse, super petite genre trente centimètres carrés ouais, même pas en trois dimensions la fille, me dit qu’avec ce parfum-là une femme peut faire tourner les têtes quelque chose de rare, qu’avec ce parfum-là, on peut séduire n’importe quoi.

Sur le coup la vendeuse m’a fait peur mais, après avoir acheté le flacon, me suis convaincu que j’avais fait la bonne affaire. Oui c’est sûr, t’as pas de raison d’avoir peur… t’as fait la bonne affaire…
»

Pour que Rachel me revienne en un morceau, avec le sourire, les longs soirs d’été, ses sourires qu’elle faisait remontrer jusqu’aux miens.

« Reviens du magasin avec le parfum, rentre dans l’appartement vide, me mets à peindre. Parfum tient tout seul dans son flacon...

Je peins, jusqu’à trois heures du matin, l’autoportrait d’une femme qui n’est pourtant pas moi; me noie dans une paranoïa, sur les parois de ma gorge, et les murs, avec les femmes qui s’en dégagent… »

Ma gorge s’était agrandie en un gouffre plus profond. J’étais un océan vidé de son eau. Le gouffre de panique, dehors, m’appelait. Quelque chose s’obstinait à tout ravager sur son passage, décidément, ne me laissant absolument rien, que le vide de quelques élans paranoïaques.

« Dois aller dormir… Il faut que tu dormesÇa te sert à quoi de rester là… »

Mes oreilles chauffaient, brûlantes de quelque chose, attisées par un feu dévastateur. Un feu qui craignait tout de mon âme dissoute dans la mer, à l’horizon tranché par les arbres, à l’horizon.

J’avais l’esprit fort et l’âme fragile, le gouffre ouvert, à se demander à qui la victoire. À la force ou à la faiblesse. Un gouffre dont le couloir d’accès était la gorge.

« Rachel va revenir demain matinTu peux pas te permettre qu’elle te trouve là, en train de paranoïer, noyé dans les visions invisibles, ou pire encore, qu’elle me trouve en cendres. Consumé sur une chaise… Il faut que tu ailles dormir… »

Draps vides. Dans le lit, tes draps vides à toi. Les draps paraissaient s’ennuyer de ton corps, partout, l’ennui de toi qui m’étourdissait, me chauffait les oreilles.

« T’arriveras pas à t’endormirMais si j’arrosais les draps, un peu de parfum, du parfum que je t’ai acheté, et si je m’arrosais moi aussi, peut-être je chaufferais moins et… Peut-être tu sentirais son parfum, son parfum exprès pour elle, mêlé au mien... »

Je ne m’aspergeais que de quelques gouttes de parfum du magasin, dans un lit dévasté par l’absence, pour précipiter le retour de Rachel.

Pour la sentir près de moi, à nouveau, pour que le nouveau parfum m’enivre, jusqu’à l’ivresse de l’espoir qu’elle me revienne. Tôt ou tard.

Je dois avoir dormi longtemps dans le noir terrible de la chambre. Dans le noir de la solitude qui s’est échappé de ma mémoire, et le parfum sorti de son flacon, coulé dans mes draps nostalgiques, mouillé de ton odeur et de la mienne.

Et les draps se mouvaient par le sommeil, je dois avoir dormi longtemps, et les draps se retiraient sous mes orteils en une vague immense. Et les draps comme les montagnes dissoutes à l’horizon, tranchées par la mer et l’apocalypse, remontaient dans le creux de mon corps.

Le sommeil m’avalait, la gorge aussi grande que celle d’une baleine morte, j’entrais dans un gouffre dont je ne sortirais plus. Les flaques du parfum sur ma poitrine me transperçaient la gorge.

L’odeur d’un parfum que j’imaginais être de toi m’entrait jusque dans la gorge et faisait déraper le rocher qui roulait sur les parois. Les parois de mon gouffre.

En peu de temps, les parois de ma gorge se sont brisées, éclatées par le gonflement de ton parfum. Les flots m’ont emporté, loin du rivage. Les flots ont fait de mon corps des miettes de poussières dans les draps.

Et je suivais les marrées de mes draps. Et je balançais dans le vide du sommeil, tantôt dans les coins profonds de la mer, tantôt jusqu’aux fragments de la lune.

Ma gorge s’était fait avaler par le parfum du sommeil, mais elle continuait à tisser ses draps par-dessus le précipice du monde, des étoiles et de l’infini de l’horizon.

Dans l’espoir que tu me reviennes…
Dans l’espoir que je me revienne…
Le lendemain…

« Tu dors encore? Lève-toi! Merde. Rachel doit être revenue de chez ses parents plus tôt que prévu. Ça sent le parfum de Rachel, celui que tu voulais lui donner, c’est plein les draps. On n’a pas le temps de laver les draps, dépêche-toi, lève-toi! »

Dans mes poumons, les restants du parfum de la veille. Des morceaux de draps dans les yeux, déchirés jusqu’au menton.

J’étais aveugle. Tout seul, tout seul, tout seul, et aveugle.

« Oui, je suis revenue plus tôt que prévu. Tu sais, les autobus, faut pas prendre de chance. Qu’est-ce que ça sent? Je sais pas. Ah, oui, je t’ai acheté un cadeau!

Sors du lit avant de lui donner… Ça paraîtra mieux… Tant pis, elle me questionne déjà à propos de l’odeur…

Ça sent le parfum de fille. Avec qui t’as couché?!

Personne… C’est ton parfum. Laisse-moi aller le chercher! Merde, il est où le flacon, il est où… Tu t’es perdu, un peu, cette nuit… T’aurais dû laver les draps… Ça sent le parfum de fille! Toi-même, tu sens le parfum de fille!

Je sais pas… Je sais pas…

Je pars une fin de semaine, et tu trouves le moyen de coucher avec une autre! Merde! Con! Non! Tu comprends pas! Le parfum est à toi! C’est ça, que je voulais t’offrir! Il est à toi! Mais je le trouve pas!
Merde, tu me racontes des histoires! Tu dis n’importe quoi! Tu me prends pour quoi? J’aurais jamais dû revenir ici… Jamais... J’aurais dû laver les draps… Me convaincre de pas acheter le parfum…

Ta voix, qu’est-ce qu’elle a, pour que t’aies autant de misère à sortir un son de là-dedans, t’as dû fêter fort hier. Avec qui. Avec moi. Avec toi. J’étais même pas là! Moi oui! Je m’excuse. J’ai voulu que tu me reviennes… Rachel, j’avais peur…

J’y pense. C’est toi qui m’a trompé, con, sors de la chambre. Je vais laver les draps et toi, tu sors d’ici. Trouve-toi un autre appartement.

Trouve-toi un autre appartement, voilà, c’est ta faute tout ça. Ta faute si elle te manquait. Et la nostalgie, ce que ça peut faire… Mais je l’aime encore, et moi aussi, mais il faut décamper au plus vite. Avant qu’elle se décide à tout brûler! »

Dehors, le jour avalé par la nuit. Je croyais dormir encore. Et la lune est tombée entre mes mains, et mes doigts sont tombés d’une chute dramatique.

Le jour ravagé par l’horizon, en face, et je sentais quelque chose s’approcher. Et je sentais une énorme vague noire tomber du ciel, emportant les débris des étoiles; pour m’ouvrir la gorge, atteindre le précipice.

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