1 mars 2007

Fée grise

27 février
21h30
dépanneur dont je suis le caissier
rue sherbrooke

Tu es entrée comme celles de la sainte-catherine toutes délabrées avec le linge épais en morceaux je me demande qu’est-ce qu’elles foutent dehors en un temps comme ça.

C’est moi le caissier salaire minimum payé à l’heure. C’est moi l’argent pour ce que ça tord de cervelle.

C’est toi qui me demandes comment ça va avant d’en venir au stupide briquet :

– Ça va? Est-ce que tu vends des petits briquets?

– Oui. Quelle couleur tu veux?

– Doesn’t matter. You choose the color.

Blue. Je l’ai choisi bleu. Tu souriais.

D’habitude, j’essaie que le briquet s’agence avec les vêtements du client : foulards rouges, sacoches vertes, manteaux jaunes; toutes des couleurs de briquets, là j’étais ridicule.

Tu portais un manteau noir. Je sentais que tu avais besoin d’un ciel parce que ça pesait lourd sur toi.

De l’autre côté de la vitre anti-balles qui nous séparait, je te voyais gênée. Ton visage pas trop joli.

Laid. Ton corps laid, osseux.

C’est pas parce qu’une vitre me sépare de toi que je suis aveugle. C’est que mes sentiments me rendent sourd.

Le briquet bleu tenait fragile entre tes doigts. Une cigarette tremblait entre tes lèvres. Ton paquet de cigarettes est tombé par terre.

Tu t’es penchée pour le ramasser. La cigarette est tombée par terre. Pour la rattraper, tu as ouvert la main. Le briquet bleu est tombé par terre.

Tu t’es accroupie. Tu as mis le briquet bleu entre tes lèvres, la cigarette entre tes doigts. Tu as voulu reprendre le paquet. La cigarette est tombée par terre.

Tu as lancé un soupir, épuisée, au travers de tes lèvres. Le briquet bleu est tombé par terre.

Tu as repris le briquet bleu. Tu l’as mis dans le paquet de cigarettes. Le paquet s’est ouvert. Le briquet bleu est tombé par terre. Le paquet avec.

Tu as mis la cigarette entre tes lèvres. Tu as pris le paquet avec la main gauche, et le briquet bleu avec la main droite. Tu as toussé. La cigarette est tombée par terre. Tu as toussé, la bouche cachée par ta main droite. Le briquet bleu est tombé par terre.

Tu as prié pour que ça s’arrête. Essoufflée. Que s’arrêtent tes danses répétitives. Tu as baissé la tête.

Les lacets de ton soulier se sont défaits. Tu as tout laissé tomber pour les rattacher.

Dix minutes plus tard, lacets corrects; briquet bleu dans la poche de ton manteau, tu t’es servi un café au comptoir. Tu as mis trois sucres. Quelques gouttes de café sur le comptoir sont tombées.

Avec une napquine, tu as frotté le comptoir, frénétiquement, pendant dix autres minutes. Je me suis dit que tu devais être sous l’effet d’une drogue pas drôle.

– That’s ok, you don’t have to pay for the coffee.

Avec tout le mal que tu t’étais donné à frotter, c’était la moindre des choses que je te laisse le café gratuit. Tu m’as souri.

Tu m’as demandé la clé des toilettes.

Y a pas de clé. Les toilettes sont à l’extérieur, derrière le dépanneur, première porte à gauche. Quand je t’y verrai, par la caméra de surveillance, je déverrouillerai moi-même la porte. Je peux le faire d’où je suis, à distance, en appuyant sur un truc.

Je t’ai laissé partir avec ce café que dieu sait qu’il t’était complètement inutile d’ailleurs, pourquoi t’en étais-tu servi un pendant vingt minutes? C’est comme boire du café en pissant, ça tient pas la route…



27 février
22h15
dépanneur dont je suis le caissier
rue sherbrooke

Un client me demande la clé des toilettes.

Y a pas de clé. Les toilettes sont à l’extérieur. Blablabla.

Je me dis secrètement que tu dois en être ressortie depuis longtemps.

Je déverrouille la porte au client. Il entre, ton sang occupe les toilettes; un pas, il sursaute.

Je t’entends crier comme s’il y avait meurtre. Le client panique. Tu as le visage en sang. Je suis à la caisse. Loin de toi. Tu me manques. Je vois rien. Le client court jusqu’à moi, me dire que dans les toilettes tu y es encore et que le sang te sort par les narines.

Tu as jamais voulu sortir de là.

J’ai jamais osé aller te voir le sang.

Tu m’avais fait peur.



27 février
22h20
appel au 911,
du dépanneur en question,
rue sherbrooke.

– Bonjour, oui c’est pour signaler quelque chose enfin je travaille à ce dépanneur et nous avons, à l’extérieur, des toilettes pour les clients et nous leur ouvrons à condition qu’ils le demandent gentiment et bon, j’ai ouvert à cette fille qui m’a acheté un briquet et un café qu’elle n’a pas payé mais enfin c’est pas ça, l’histoire c’est qu’elle est entrée aux toilettes il y a de ça quinze minutes et…

– Oui, Monsieur, pouvez-vous nous dire exactement quelle est la situation?

– Cette fille a le visage en sang dans mes toilettes.

– Savez-vous comment c’est arrivé?

– Non, je l’ai pas vue saigner, moi. J’ai pas osé aller voir. J’ai si peur qu’elle délire devant moi. Elle avait pourtant l’air gentille avec son capuchon. Je voudrais pas qu’il lui arrive quelque chose, Madame. Je vous appelle parce qu’un client a vu son visage. Le sang s’écoulerait par les deux narines de la fille, paraît-il.

– Pouvez-vous décrire la personne?

– La fille qui saigne? Pas trop vieille. Entre vingt et trente ans. Disons vingt-cinq. Je suis stressé. Pardonnez-moi. Je me rappelle de rien. Seulement de son visage pas trop joli. Elle m’a souri. Son corps faisait un peu pitié. Imaginez-la avec le sang.

– Et à quoi serait dû tout ce sang? Une bagarre?

– Non, non. C’est pas son genre. À vrai dire je la connais pas beaucoup, même pas du tout. On venait de se rencontrer. J’ai peu d’amis. De toute façon, prétendre l’amitié. N’importe quoi. Moi je crois plutôt que c’est la faute d’une drogue pas drôle. Peut-être elle a sniffé quelque chose pour que ça saigne.

– Quel est votre nom?

– William Drouin.

– Et votre numéro de téléphone?

– Euh… euh…

– Mon ordinateur me dit que c’est le 525-8356. C’est bien ça?

– Non…

– D’accord. Merci William. L’ambulance et les policiers sont en route. Au revoir.



27 février
22h25
arrivée des monsieurs la police avec les fusils,
toilettes derrière le dépanneur,
rue sherbrooke.

Tu retenais encore la porte des toilettes pour pas que les policiers entrent t’attraper. Ils pointaient des fusils inutiles. Comme dans les films. Tu les bloquais avec un restant de force et de je sais pas quoi. Le ciel.

Je priais pour que tu disparaisses en fumée grise. Que tu te volatilises sans dégâts.

Les policiers ont forcé à quatre. Ils t’ont eue. Je m’excuse.

Je m’excuse!

Par la caméra de surveillance, j’ai vu qu’ils t’écrasaient contre le mur. De quel droit? Ils t’ont menottée. Je m’excuse… d’être resté derrière ma pauvre caisse, ma pauvre vitre… je m’excuse…

Qu’est-ce qui m’a pris? Pourquoi ai-je voulu te trahir? J’ai trahi tes élans de vivante. J’ai tué les élans décousus que tu connaissais. Toi, si laide dans le soir.

Je t’aime. Je demande à parler à un policier. Avoir de tes nouvelles. JE T’AIME.

Le policier a l’air sérieux.

Il t’accuse de hold-up. Comment?

Paraît que tu as volé le dépanneur au coin de la rue avant de venir te cacher ici.

Paraît que tu attendais que je sorte, inquiet, que je sorte te demander « comment ça va » dans les toilettes avant de me tuer et de prendre l’argent de la caisse.

Paraît que vous étiez deux à attendre que je sorte.

C’est ton copain, l’autre? C’est probablement lui qui t’a embarqué là-dedans! Ma pauvre… Pauvre amour… ce que racontent les policiers…

Ton intention était de me rendre vulnérable, dehors, devant toi? Me menacer avec une arme? Une seringue?

Non. Je préfère dire que les policiers sont tous menteurs.

Les policiers mentent. Comme dans les films.

Tu avais pourtant l’air de m’aimer, pas l’air d’une voleuse du tout! Est-ce la réalité qui s’effrite? C’est moi qui t’ai donné le café! C’est moi qui te l’ai donné! Je le répéterai aux policiers : tu-as-rien-volé!



J’ai été témoin de tes dernières heures de liberté. Le policier m’a dit que tu avais à te défendre devant le juge, avec le procès, les avocats. Comment feras-tu? Tu arrives même pas à rattacher tes lacets sans y mettre dix minutes. Les procès durent des heures.

Je pleure.

Tes dernières heures de liberté ont été moi. Le sourire que tu avais quand je t’ai dit oui pour les toilettes…



Et le briquet? Tu l’as payé… Tu l’as payé… pour ce qu’il valait… pour ce qu’il vaut encore… quelque part dans la poche de ton manteau… je pleure pour toi…



28 février
14h00
dépanneur dont je suis le caissier
rue sherbrooke

J’entre au dépanneur. La journée commence. Elle se fait sans toi. Je pense à hier. Je regrette d’être resté derrière la vitre.

Je regrette tant de pas avoir vu le sang qui te recouvrait hier. J’aurais dû sortir de là, quitte à en mourir, j’aurais dû m’inquiéter pour toi aux toilettes.

J’aurais dû prendre le risque de te serrer dans mes bras, une dernière fois, même si ton copain voulait tendrement me tuer avec sa seringue pleine de sida.

J’aurais dû attraper le sida de toi, ma chérie, de toi… je regrette tout… tout ça…



1er mars
14h00
dépanneur dont je suis le caissier
rue sherbrooke

Les toilettes ont fini d’être condamnées.

Sylvain a tout nettoyé ce matin. Il a trouvé ton sang. Dans quelques fentes du lavabo. Beaucoup de ton sang. J’avais envie de tout lécher. Pour tout risquer. Je pense encore à toi.

Je crois que tu as préféré ton copain méchant à moi gentil. Pour que tu me trahisses comme ça, avant-hier, pour que tu souhaites que je sorte le temps d’un hold-up, tu m’inquiètes.

J’étais prêt à t’aimer jusqu’au sida. Mon amour. Mais je laisserai le sang tranquille cette fois-ci.



1er mars
21h30
dépanneur dont je suis le caissier
rue sherbrooke

Ce soir, on dirait que tu reviendras jamais. C’est vrai que les fées on connaît jamais leurs noms et qu’elles apparaissent seulement quand on s’en attend le moins?

Une cliente me demande la clé des toilettes.

Y a pas de toilettes. Je dis que les toilettes sont disparues avec toi.

La cliente a l’air pas trop offusqué. L’air gêné. Je note ses quelques gestes. Elle tape du pied pour faire passer les crampes de sa vessie.

Elle se met du rouge à lèvres. Elle attend quelqu’un. Elle soupire une fois.

Un deuxième soupir et je commence à l’aimer.

Je dois prier. Pour que s’arrête ma danse répétitive. L’amour se répète, frénétique.

Je suis comme sous l’effet d’une drogue pas drôle.
Les choses tombent et retombent chaque fois que j’ouvre la main.

C’est ça, qu’il y a même les fées pour se foutre de mes couleurs et de mon numéro de téléphone.

Sylvain a trouvé un briquet bleu dans la toilette ce matin. C’est comme tu m’as jeté le ciel avec le sang.

J’attends avec les secondes, paf, paf, chaque seconde répète la précédente. Les procès durent toute une vie.

L’éternité.

Adieu, ok?

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