9 janvier 2012

Interactions sociales

Il y a toujours mon chien qui dévore des canards en plastique sur le divan du salon. Il aime croire que ce sont là de vrais canards de chair. Il ne sait pas ce que sont les vrais canards. J’ai beau lui dire que les vrais canards lui casseraient la patte avec leur bec et s’envoleraient sans remords. Il persiste à dire qu’il aimerait en rencontrer un. Un vrai. Question d’avoir des interactions sociales.

- Je veux évoluer socialement, qu’il dit. Je ne veux pas finir ma vie avec un objet de plastique dont les seuls poils sont ceux que je me suis moi-même arrachés.
- Je t’avertis, les vrais canards vont te pincer les oreilles et courir après ta queue.
- Bien. Plutôt que ce soit moi, j’aime autant que ce soit eux.

***

L’année passée, pour son anniversaire, je lui avais acheté un magret de canard. Il ne l’a même pas mangé. Il l’a saisi entre ses pattes. Il l’a léché. Avec son museau, il l’a poussé sur deux mètres. Après quoi il lui chantait cui-cui. Bref, mon chien ne sait pas socialiser.

- Mange-le! j’ai crié. C’est un vrai canard de chair celui-là!
- Je socialise mal avec les morts. Donne-moi un vrai canard volant.
- Non. Pas tout de suite. Il va te blesser. Tu n’es pas encore prêt à dialoguer avec les vrais canards.
- Et c’est toi qui vas m’apprendre peut-être? Pfah! Tu ne sais même pas comment faire avec les humains!

Bon. C’est vrai que, cette fois-là, mon chien s’est débattu avec son magret tout autant que moi avec cette fille que j’avais invitée à dîner. Elle s’appelait Kornia. Je lui avais préparé un magret de canard. Je l’avais fait brûlé. Je l’avais donné au chien. Mais si ça c’était si mal terminé entre elle et moi, c’est parce que je lui avais dit que ses cheveux étaient drôles. Et dire le mot drôle avec une fille, ce n’est jamais drôle. Pour reprendre les choses en main, j’avais décidé de caresser ses cheveux. Enfin, j’avais brisé sa bulle. Voilà. Elle était partie plus tôt que prévu.

***

- Mon chien, je vais t’apprendre quelques règles. D’abord, quand tu rencontres un canard, il ne faut pas que tu brises sa bulle.
- Sa bulle? Tu parles d’un canard ou d’un poisson? Parce que les poissons, moi, ils me font un peu peur. Encore si je n’avais pas peur de l’eau ça pourrait aller...
- Non, la bulle c’est un dôme. Un dôme imaginaire dont s’enveloppent tous les êtres sur terre, y compris les canards. Le dôme a un diamètre d’environ, plus ou moins, la largeur d'une télé, enfin, ça dépend de l’animal. Tu n’y entres jamais à moins d’y être invité. Compris?
- Comment je fais pour qu’un canard m’invite dans sa bulle?
- D’abord tu lui dis bonjour. Mais tu ne fais pas cui-cui. Jamais cui-cui. Si tu veux faire un son, tu fais coin-coin. Tu dis salut joli canard.
- Coin-coin?
- Oui, c’est la règle chez les canards. C’est la façon dont les canards se font acceptés par d’autres canards... Et quand tu voles, tu voles en V.
- Quoi? Il faut que j’apprenne à voler?

Il n’y a jamais personne qui veut venir chez moi. Mais il y a toujours mon chien qui grignote ses canards en plastique sur le divan. Une fois qu'ils n’ont plus de tête, il se pratique à voler. Ça n’a rien de gracieux. C’est drôle. Je dis le mot drôle et mon chien me demande la porte :
- Je veux m'envoler dehors!

Je lui ouvre la porte. J’observe son poil blanc se mêler à la neige. On dirait qu’il n’existe plus. On dirait qu’il n’a jamais existé. On dirait qu’il n’a jamais représenté que mon incapacité à socialiser. Pourtant, je ne suis pas du genre à inventer des animaux là où il n’y en a pas. Ce matin, j’ai reçu un appel de Kornia. Elle m’a demandé comment j’allais.
- Bien, j’ai dit. Maintenant, j’ai un chien et il sait voler. Tu peux venir le voir si tu veux.

Kornia viendra dîner ce soir. Je vais socialiser avec elle. Je frappe à ma porte. J’appelle mon chien afin qu’il rentre. Si Kornia veut le voir voler, il faut qu'il soit là. Il ne vient pas. Il m'a laissé tombé. Il y a des flocons qui tombe sur l’air. Des flocons blancs. Des miettes de chiens.
- Ça y est, je me dis. Mon chien s’est fait bouffer par les canards...

6 janvier 2012

Les cheveux de Xavier Dolan

J’aurai les mêmes cheveux que Xavier Dolan. Pour fuir les problèmes, je me dis qu’un jour, j’aurai les mêmes cheveux que Xavier Dolan. J’aurai les mêmes vêtements, les mêmes chaussures. Les mêmes bras un peu poilus, les mêmes jambes poilues. J’aurai ses épaules, sa personnalité, sa bouche quand il ne parle pas, quand il se tait, quand il n’est rien, quand il est moi. J’aurai sa vie, son bracelet. Tout. Je l’aurai, lui. Et s’il porte un collier, j’aurai le collier de Xavier Dolan.

J’aurai des lunettes à larges montures. J’aurai un nom qui commence par X. Xavié. Ou Xavhé. Ou Xavier. Pourquoi pas Xavier. Je ne suis pas obligé d’être fils des Dolan pour m’appeler Xavier. Il y en a plein, des Xavier qui ne sont pas Dolan. Des Trudel. Des Marchand. J’ai le droit.

J’achèterai tous les films de Xavier Dolan pour rayer son nom et inscrire le mien à la place : Xavier Dolan. Dans ma cuisine, il y aura un tas de films que j’aurai réalisés. Il y aura un bescherelle sur un comptoir. Et de la céramique au-dessus de mon four. De la céramique vert lime. Mon four sera jaune et dans mon salon, il y aura moi. Moi sur du tapis, doux et beige, et brun et rouge. Sur la table du salon, il y aura de la vaisselle sale dans laquelle Xavier Dolan a mangé.

Par terre, aussi, il y aura une jeune fille amoureuse de Xavier Dolan. Elle aura des fesses dans un jean straight-cut. À l’instant où ses fesses effleureront la patte de la table du salon, je me mettrai à considérer mes chances de devenir une patte de table :

- Mes chances sont assez minces, me dirai-je, compte tenu que la patte a décidé qu’elle était faite en bois avant que je me sois rebaptisé Xavier Dolan...

Mes chances de devenir un tapis, quant à elles, seront nulles. Je le sais. Une fois, j’ai tenté l’exercice de me fondre corps et âme dans les couleur de mon tapis. Je me suis mêlé au tissage pour finalement y resté coincé, immuable pendant trois jours. Trois jours coincé dans le doux beige, dans le brun-rouge. Pendant trois jours, la tapisserie s’est moquée de moi. Elle m’appelait Stagnance :

- Hey! Stagnance! Bouge ton cul! La vaisselle se lavera pas toute seule!

De la salive coulait de ma bouche. Aucun mot. Que de la salive. Cette salive toutefois, je dois dire que je l’ai habitée. Tellement qu’elle est devenue à mes yeux, imaginairement, un super-savon-à-vaisselle que je me suis empressé de vendre à ma chienne de tapisserie en échange de quoi elle m’a remis sur pieds.

Trois jours, tout de même. Trois jours sans manger ni boire. Trois jours à endurer les insultes et les cris d’une tapisserie. Il a fallu trois jours avant qu’elle se décide à me soulever de là. Je me suis juré que plus jamais, plus jamais je ne ferais affaire avec une tapisserie bleu-pearl-harbor. Il y a des tapisseries avec qui ça clique, avec qui on signe des contrats à l’amiable. Il y en a des rouges, sympathiques. Des vertes, justes et équitables. Mais il y en a d’autres, comme celle de mon salon, pour qui la compassion ne veut rien dire. Celles-là, je dis, parole de Dolan, faites gaffe de ne jamais les coller sur vos murs.

***

Avec les cheveux de Xavier Dolan, j’aurai une caméra dans la main. Je filmerai la fille étendue sur le tapis de mon salon. Je lui inventerai un nom original. Genre Fragrance. Je la filmerai sous tous les angles. De haut en bas. J’aime regarder les filles quand elles dorment parce que, quand elles ne dorment pas, elles me demandent toujours d’arrêter de les regarder. C’est embêtant. Mais avec ma petite barbe presque rasée, Genre Fragrance me permettra de la regarder dormir.

La dernière fois qu’une fille s’est réveillée pendant que je la regardais, j’en ai fait des cauchemars pendant trois mois. Trois mois à repasser en rêve l’instant où elle s’était réveillée devant moi en criant :

- NON! J’AIME PAS ÇA LE CIRQUE! MOI C’EST LA DANSE CONTEMPORAINE QUE J’AIME!

Cet épisode malheureux ne se reproduira plus. Bientôt, j’aurai la barbe presque pas rasée de Xavier Dolan pour me protéger contre les situations inopportunes. J’aurai bientôt ses hanches maigres et sa mâchoire solide, ses dents blanches et son cerveau extrême-gros. Pour avoir tout ça, il faudra que je jette un coup d’oeil dans le bescherelle sur le comptoir de la cuisine. Il faudra que je me trouve là-dedans un temps de verbe qui puisse remplacer mon futur simple. Un temps un petit peu moins à venir. Un petit peu plus passé.

Le passé simple. La coiffure de Xavier Dolan fut mienne. Nah. Ça manque de vrai. Le participe passé, peut-être, ou alors le présent. Pourquoi pas. Je connais des gens qui disent qu’ils sont incapables de saisir le moment présent. Moi, je le trouve assez facile à saisir, là. Prenez la page 34. Le verbe mourir. Suffit de glisser le doigt sur la page du verbe que vous voulez dire et hop, c’est écrit. Indicadif présent. Je meurs. Que voulez-vous de plus? Qu’on parle à votre place?

***

J’ai les ai. Depuis que je les ai, j’ai des frissons dans le cou. J’ai le poil du crâne qui frise. Je n’ai plus besoin du miroir de la salle de bain. Je n’ai plus besoin de la lumière dans la salle de bain. J’ai les cheveux de Xavier Dolan. Je peux faire pipi dans le noir. Je vise toujours tout droit. Straight-cut. Comme si dans mon oeil il y avait une caméra infrarouge intégrée. Quand je fais pipi à côté, je ne reçois pas d’insultes. Les gens sont convaincus que je suis en train de réaliser un film dans lequel le personnage fait pipi à côté. J’adore ça. J’adore faire croire aux gens que ce que je fais est bon. J’adore l’art.

Genre Fragrance est toujours là, couchée par terre, le cul sur la patte de table. Je fais quoi avec elle? Je vous le demande parce que j’aime croire que vous avez réponse à tout. Mais je vous propose un choix de réponses. Parce que j’aime croire que la réponse, je la détiens déjà, quelque part en dedans de moi :

a) Tu la soulèves de là, comme la tapisserie a fait avec toi quand tu lui as vendu ta salive au prix d’un super-savon-à-vaisselle.

b) Tu éteins les lumières et réalises un chef-d’oeuvre cinématographique avec ta caméra infrarouge intégrée.

c) Tu te branles dans son chandail.

Je suis Xavier Dolan. J’ai 34 ans. J’ai devant moi Genre Fragrance, une jeune fille âgée d’à peine treize ans. Je ne peux pas faire n’importe quoi avec elle. J’ai une réputation. Vraiment, considérant tout le potentiel artistique dont je suis investi, comment pouvez-vous répondre c)?

Xavier Dolan ne peut pas faire tout ce que vous aimeriez que Xavier Dolan fasse. Xavier Dolan a des horaires à respecter. Xavier Dolan ne peut pas se branler dans n’importe quel chandail. Il lui faut de grandes motivations artistiques pour se branler dans un t-shirt.

C’est lourd, de porter les cheveux de Xavier Dolan. C’est très lourd. Je pense que je ne ferai rien avec le corps de Genre. Je vais la laisser là. Vous serez fâchés. Je sais. Vous direz que Xavier Dolan est une tapisserie, qu’il n’a pas de compassion. Je sais. Je suis beige-doux, brun-rouge. Mais j’irai chez le coiffeur demain. Et les choses seront différentes.

Demain, j’aurai les cheveux de Robert Charlebois.

Le beau Gonroh

Le beau Gonroh

par William Drouin, 19 décembre 2011, à 23:22

Il est beau. Ses cheveux frisés débordent en bouclettes autour de son chapeau. Il porte des chapeaux rouges qui éclatent dans la verdure l’été avec les bourdons. Même quand il est entouré d’édifices et que ça pue, il éclate quand même. Quand il marche, il a l’air de flotter au-dessus des fourmis. Même l’hiver, il flotte quand même. Il a des bottes qui patinent, skient, surfent, parachutent, tout ça en même temps. Quand il fait gris, ses lèvres deviennent rouges, grand et minces. Ses sourires sont des caméléons toujours heureux peu importe la crasse qu’ils subissent. C’est beau à voir.

Il aime Leubra-fée. Leubra-fée l’aime. C’est normal. Elle aussi, elle est grande et mince. Je les imagine ensemble dans un grand lit, grand et mince. Son pénis est grand et mince. Son utérus est long et creux. Les deux se mêlent ensemble. Quand je parle d’eux, je ne sais plus de qui je parle. De lui ou d’elle, de leurs enfants ou de leurs nièces. Leur amour est une famille déjà construite, grande et mince, où les pénis ont été créé de parfaites tailles pour satisfaire de parfaits utérus comme celui de Leubra-fée.

Quand il s’allonge de tout son long dans son utérus, je pense que son pénis chatouille la gorge de Leubra. Elle a du mal à parler. Elle crie. Elle suffoque parce qu’elle a un gland dans la gorge. Quand il éjacule, cela coule sur les lèvres de Leubra et c’est tout comme s’il lui avait fait la chose directement dans la bouche.

J’ai une fixation sur son pénis. Je considère qu’il lui manque de respect. Quand je me masturbe, je rêve qu’il me manque de respect à moi aussi. Il est plus fort que moi. Son pénis joue entre mes dents. Il me défonce la gorge. J’éjacule dans ma main au même moment où ses fesses me cassent le nez. Je saigne et je jouis. J’ai mal et je nettoie mon sperme sur le plancher. J’essuie comme ça, dans mon cerveau, les gouttes de sang de l’amour.

Avec le temps, la jouissance et le sang sont devenus indissociables. Jouir, c’est souffrir. Je n’écris pas de nouvelles érotiques. Quand Leubra-fée rentre du boulot, je bois une bière avec elle. Je lui demande si elle m’aidera à payer l’épicerie cette semain. En réalité, ce que je lui demande, c’est si elle a fait l’amour avec lui aujourd’hui. Elle répond :

- Oui oui. Combien tu veux?

- Demande-le à lui, combien il veut pour une pipe!

- À lui qui?

- À lui lui!

Je n’ose jamais dire son nom. Pour la rendre jalouse, j’invente des noms de filles que je prétends avoir rencontrées. Je me forme comme ça une armée de filles invisibles. Je lui raconte que des filles m’ont abordé ce matin sur le trottoir : elles m’ont demandé de faire l’amour avec elles, mais j’ai dit non, parce que moi, moi je suis fidèle.

- Les carottes, chéri. Je suis fidèle moi aussi. Fais bouillir les carottes.

Elle panique. Elle ne panique pas parce qu’elle m’aime. Elle panique parce que je panique, parce que j’oublie de faire bouillir les carottes. Elle ne m’aime pas. Elle pense à lui. Elle pense au pénis mince et grand. Je suis sûr qu’elle a envie de se faire remplir par un pénis dont la forme correspond à celle de son utérus. Un pénis qui a la forme d’une carotte. Le mien a la forme du gingembre. Je fais bouillir des carottes. Je boude. Elle me dit :

- C’est toi que j’aime. Pourquoi tu doutes? C’est avec toi que je veux vivre! J’ai vu Gonroh aujourd’hui. Même lui, il dit que nous sommes faits pour être ensemble.

C’est ça. Son nom. À lui. Gonroh. Il a un nom que Leubra prononce comme quand elle jouit : « Goo-nnn-roh!!! » Je suis sûr qu’ils baisent ensemble dans des chaudrons par terre. Ils étendent de la laitue et du jambon. Il enveloppe les cuisses de ma Leubra dans du papier d’aluminium et ensuite, il lui lèche le pubis comme si c’était là quelque chose à farcir.

Dans le chaudron de carottes, j’ajoute des racines de gingembre. L’heure sonne. Je vide l’eau. Je monte les assiettes. Leubra ne mange que des carottes. Le gingembre reste dans son assiette. Personne n’en veut. Je dis :

- C’est ça. Tu manges son pénis et pas le mien. Eh bien moi, la fille sur le trottoir, je l’ai mangée même si elle avait un vagin en forme d’oreille. On a eu un enfant qui s’appelle L’ouïe. C’est fini nous deux, Leubra. Je t’ai trompé avec la fille du trottoir. Maintenant, avoue-moi ton histoire avec Gonroh!

- Gonroh, c’est un ami...

- S’il te plaît, avoue-moi! Il est plus beau que moi! Tu me fais souffrir quand tu me le dis pas!

Le cactus chauve

Le cactus chauve

par William Drouin, 15 décembre 2011, à 20:07

Ça a fait un petit peu mal. Rien de grave. Je ne suis pas le premier à qui ça arrive. Y a des tas d’animaux qui endurent pire que moi. Les koalas, par exemple, quand ils se perdent dans le désert après que leurs chameaux aient pris la fuite, ils doivent trouver un arbre où dormir avant que la nuit tombe. La seule végétation à laquelle ils peuvent s’accrocher, c’est le cactus. Et ça, ça fait mal.

Dans le Sahara, on dit qu’il existe quelque part un cactus sans épine. On l’appelle le cactus chauve. Tous les koalas égarés qui le croisent s’y arrêtent pour dormir. Au pied de ce cactus, un lézard jaune fouille vos poches. C’est comme un doorman. S’il trouve de quoi bouffer dans votre poil, ne serait-ce que des miettes de cacahuètes, il vous fait monter. Sinon, vous devez dormir dans le trou que la taupe a creusé.

Dans le trou de la taupe, y a des branches mortes auxquelles vous pouvez vous accrocher. Y a une odeur, genre feuilles de laurier. Avec un peu d’imagination, vous arrivez à faire semblant que c’est de l’eucalyptus. Vous dormez un peu. Deux heures, c’est déjà pas mal. Le lendemain matin, quand vous sortez du trou de la taupe, le lézard jaune vous fait payer votre séjour :

- Deux heures dans le trou de la taupe, c’est vingt poils gris! il dit.

Les lézards adorent les poils de koalas. Ils en font des pinceaux. Ils vous les arrachent avec un outil fabriqué à partir de pierres rouges ou de pinces de crabe. Allez savoir. Les koalas qui ont dormi dans le cactus chauve, eux, doivent payer leur séjour beaucoup plus cher. Ils payent avec les poils blancs de leur visage. Chaque poil blanc vaut dix poils gris. Une nuit dans le cactus coûte environ deux poils blancs. Les koalas perdus au Sahara qui croisent le cactus, d’habitude, y restent plus d’une nuit. Ils deviennent chauves. C’est un peu triste à voir.

Une fois dépouillés de tous leurs poils, les koalas sont expulsés. Sous le soleil, leur peau rougit. Ils marchent, brûlés jusqu’à l’os. Ceux qui ne retrouvent pas leur chemin reviennent au trou de la taupe. Ils s’arrachent des bouts de peau brûlés qu’ils machandent ensuite en échange d’un peu d’eau.

Avec le sang des koalas, les lézards jaunes fabriquent de la peinture. Quant aux poils, ils s’en servent pour peindre d’énormes flèches sur le sable. Ces flèches guident les futurs koalas égarés vers l’emplacement du cactus chauve. Évidemment, puisque le vent efface toujours les flèches, les lézards ont toujours besoin de nouvelles couleurs, et toujours besoin de nouveaux pinceaux, et de nouveaux poils.

Récemment, les lézards jaunes ont cessé de peindre des flèches. Ils stockent tous les pinceaux qu’ils fabriquent dans des boîtes qu’ils vendent ensuite aux salamandres, cela en échange de graisse de chameau. Ces chameaux n’ont pas de propriétaire. Ah. Si les koalas savaient ça. Ils réclameraient leurs chameaux, prétextant que ce sont les leurs :

- Ce sont nos chameaux! qu’ils diraient. C’est notre graisse de chameau à nous! On voyageait sur leur dos bien avant de vous connaître!

Y aurait la guerre. Du sang. Des poils arrachés. Bref, rien de très différent. C’est triste. Quand bien même je pleure. Ma douleur, comparée à celle des koalas, est banale. Je me suis arraché un cheveu. Un seul. Un gris. Je le tiens encore entre mes doigts. Je le compare à celui que je me suis arraché hier. Y a pas beaucoup de différences entre aujourd’hui et hier. Les deux cheveux sont un cheveu. Les deux sont deux cheveux.

Demain, quand je m’arracherai un autre cheveux, je le placerai avec les autres, entre deux pages de mon cahier. Peu importe les mots que j’y aurai écrits, mes trois cheveux arrachés en feront un territoire qu’ils transformeront en pays. Ils feront beaucoup, beaucoup de pinceaux avec ça.

Je hais mes cheveux. Plus je les hais, plus je les arrache. Plus je les arrache, plus j’en parle. Bientôt, un centième cheveu gagnera mes pages. Savez-vous. Mon histoire de koalas, au départ, elle était belle. Mais il a fallu que j’y ajoute le cactus chauve. Il a fallu que je parle de moi et de mes cheveux. À la fin, je me demande toujours ce qui importe le plus entre :

1. Vous raconter une histoire

2. Vous parlez de moi-même

3. Vous dire n’importe quoi.

Fou de même. Les koalas, la savane, les palmiers. Tout ça. Merci Monique. Si t’étais belle, je t’appelerais ma tante. Mais t’es trop poche à la wii fait que mange de la marde.

La naissance d'un scientifique

L’univers tel que nous le connaissons est issu du point de contact entre deux méga-sphères qui se sont rencontrées il y a de ça 14 milliards d’années. L’irrépressible énergie provoqué par leur collision a engendré la création de plusieurs univers (« sphéréides »), dont le nôtre. En fait, si notre univers est en expansion, c’est parce qu’après leur collision, les méga-sphères, comme deux boules de billard, ont commencé à s’éloigner l’une de l’autre.

Bref, la dimension de notre univers est équivalente à la distance toujours grandissante qui sépare les deux boules de billard. Plus elles s’éloignent, plus l’univers grossit. Je ne sais pas. Je dis n’importe quoi. J’aime lire les revue de science. Plus j’en lis, plus je parle comme les scientifiques.

Les scientifiques, je suis sûr qu’ils font des cérémonies la fin de semaine dans le but de cogiter quelqu’autre théorie pour la semaine qui s’en vient. Le chef de la cérémonie commence par raconter son rêve de la nuit dernière. Puis il propose une nouvelle théorie de l’univers qui saurait plaire à ses lecteurs :

- J’ai rêvé de l’univers comme d’une gaufre. Il faudrait dessiner l’univers en forme de gaufre pour la revue du mois de novembre. Les graphiques en forme de pointe de tarte, ça emmerde nos lecteurs. Ça prend quelque chose de nouveau. On pourrait construire une table en forme de gaufre et mettre des planètes rondes dessus. Les planètes tomberaient dans les creux carrés de la gaufre. Ça expliquerait notre point de vue au sujet de la théorie de la relativité. Les lecteurs apprendraient qu’on sait pas trop si les trous noirs existent vraiment. D’après les sondages, les trous noirs ont la cote.

- Le dernier sondage révèle que 46% des lecteurs savent déjà qu’on sait pas trop si les trous noirs existent...

- Sinon, si je peux dire mon mot, j’ai su qu’on avait découvert une nouvelle planète la nuit dernière.

- Une planète viable?

- Un peu, oui. C’est comme une lueur floue dans la constellation du bélier, ou capricorne, mais je pense qu’on pourrait dire qu’il y a déjà eu de l’eau dessus, et des organismes, des vers de terre ou des dinosaures. Ça me semble parfait pour le mois de novembre ça.

- La planète, o.k., dit le chef. Mais pour les vers de terre et les dinosaures, on va attendre dix ou vingt ans. Le mieux, c’est de dire que ta planète est dans une zone viable et de la nommer avec un nom incompréhensible allemand suivi d’un chiffre genre 24.

- Luchteck 24!

- Vendu. On imprime mardi matin. Je veux l’article sur mon bureau lundi matin.

Plus tard, il faut que je sois scientifique. Quand on est scientifiques, on peut mettre ce qu’on veut dans la tête des gens. Même les gens qui pensent qu’ils sont super-intelligents, on peut leur faire croire tout ce qu’on veut. La science, c’est génial. C’est comme une vengeance. C’est comme la guerre mais avec des mots. C’est comme une religion sans dieu.

La science, vraiment. C’est le meilleur des deux mondes.

La faim (je suis gros)

Je bouffe. Et puis j'ai soif. Alors je bois et ça me donne faim. Alors je bouffe. Je bouffe alors ça me donne soif. Alors je bois. Et puis je bouffe.

Je suis gros. Je suis plus gros qu’une personne grosse. Je suis deux fois plus gros que la plus grosse personne que vous connaissez. Pour avoir une idée de ma grosseur, vous n’avez qu’à imaginer que la plus grosse personne que vous connaissez a une soeur siamoise. Les deux soeurs sont jumelées par la bouche. Elles se bouffent et se digèrent à longueur de journée. L’une mange l’autre et puis la chie. Celle qui a été chiée se reforme et bouffe celle qui l’a bouffée. Les deux soeurs vivent comme ça. Elles passent leur vie à se faire bouffer et à se faire chier sans jamais atteindre le sentiment de ne plus avoir faim. Le poids de ces deux soeurs-là, c’est précisément mon poids à moi.

539 livres exactement. Dans la bibliothèque de mon salon, il y en a 171. Je les ai comptés. J’ai plus de livres qu’il n’y en a dans ma bibliothèque. Dans un seul de mes bourrelets, un tatoueur peut transcrire l’oeuvre de Marcel Proust. Mes fesses sont si grosses qu’on peut lire tous les tômes d’Harry Potter sur l’une et tous ceux de Twilight sur l’autre. J’ai dépassé le nombre réglementaire de livres qu’on s’attend à voir dans une bibliothèque de salon. 539 livres, c’est une librairie. C’est 1198 romans. C’est 302 bibles. C’est 197 dictionnaires. C’est 1645 bescherelles.

539 livres, c’est 326 pots de Nesquik en poudre. C’est 612 conserves de sauce Poutine St-Hubert. C’est 914 paquets de fromage mozzarella P’tit Québec. C’est 1225 boîtes de biscuits Ritz. C’est 1350 boîtes de Pringles crème sûre et oignon. 539 livres, c’est fichtrement lourd. Parfois, quand je pense à tout ce que je pèse, j’ai envie de faire comme les soeurs siamoises. Me manger, me chier, me remanger et me rechier. Tout cela sans jamais engraisser.

Une fois, je me suis fait vomir. J’ai vu ma pizza défiler sous mes yeux. J’ai vu le fromage et le pepperoni flotter sur l’eau de la cuvette. L’odeur était bonne. Je n’ai pas pu m’empêcher d’y plonger la tête. J’ai bouffé tout ce que mon corps n’avait pas pu digérer. Après, j’ai à peine eu le temps de sourire que j’ai tout vomi encore. Puis j’ai mangé encore. Puis j’ai revomi et remangé. Entre la cuvette et moi, il y a un système qui s’installe. Un système semblable à celui que les deux soeurs siamoises vous ont expliqué.

Je suis gros. Plus gros que le o du mot gros. Du moment que je remplace le o par un i, je m’en retrouve amaigri mais d’autant plus gris. Je suis pogné. Entre la dépression et l’obésité s’opère un autre système. Tout se vomit. Tout me fait chier. Tout me bouffe. Je bouffe tout. Je me fais chier. Je m’ennuie. Tout m’ennuie. Je bouffe. Je vomis. Ça me fait chier. Je bouffe encore. Je bois. Mais quand je bois je vomis encore.

Alors je bouffe.

Cyprès

Maxime, Nicolas, Hugo, Cyprès. Oui. Cyprès. Oui, j’en ai eus. J’en ai eus des amoureux aux prénoms étranges avec qui j’aurais pu avoir des tas de bébés, difformes ou non, que j’aurais aimés de la façon que je suis prête à aimer. J’ai toujours été attirée par des garçons dont le prénom réfère à une plante ou à un objet. Cela dit, je n’ai rien contre les prénoms qui réfèrent à autre choses.

Une fois, je suis sortie avec un Guépard. Son prénom m’a hanté tout le temps de notre relation. Je rêvais que j’enfantais, sous un arbre dans la savane, de petits tigres à qui je criais de ne jamais quitter l’ombre de mon arbre. Cauchemar. Mes bébés tigres ne m’écoutaient pas. Ils allaient courir chez les singes. Chaque fois qu’un chimpanzé décapitait la tête de mon premier fils né, je me réveillais toute en sueurs. Je n’osais plus me rendormir. J’allumais ma lampe de chevet et fixais le mur en pensant à une statistique :

- Les guépards peuvent atteindre une vitesse de 110 km/h au sol. Ça, tout le monde le sait. Ce que les gens ne savent pas, c’est que les canards sauvages peuvent atteindre la même vitesse. Et les aigles, lorsqu’ils piquent en chute libre, peuvent dépasser les 250 km/h. Ça, personne n’en parle. On ne parle toujours que du fait que Guépard n’est pas prêt à avoir des enfants.

Oui, chaque fois que je devine un problème à l’horizon, dans la savane ou ailleurs, je le gèle avec une statistique. Ça m’aide à me distancer du problème. Je n’ai pas besoin de réponses. Internet me fournit mille et une statistiques afin d’éviter les vrais problèmes de ma vraie vie.

Cyprès était un amateur de statistiques. C’est lui qui m’a montré combien la science peut geler les cerveaux comme un remède contre le questionnement irrésolu de la vraie vie. Quand je lui avouais me sentir petite vis-à-vis des étoiles dans le ciel, il me montrait sur son ordinateur de grands chiffres, de grandes formules. Il m’expliquait la grandeur de l’intelligence humaine. J’en suis venue à croire que l’intelligence humaine pouvait défier les limites du ciel. À mes yeux, la science me paraissait si grande que j’en oubliais ma propre perception de l’univers.

Avant de connaître Cyprès, je croyais que l’univers avait la forme d’un losange dont les sommets, rouges, brûlaient par l’incandescence de mes propres sentiments. J’avais tort. À ce sujet, Cyprès m’a éclairé :

- Selon ma revue, il a dit, l’univers est plat. Pas losange. L’univers prend de l’expansion de jour en jour. Ça n’a rien à voir avec tes sentiments. Tout est gaz, tout est matière.

Tout est gaz, tout est matière. What a deal. À vrai dire, je suis franchement déçue. J’aurais préféré autre chose. Je ne suis pas d’accord avec ce que Cyrpès me dit, mais je me tais. Je ne veux pas connaître la réaction qu’il aurait si je lui disais :

- Pour moi, il y a autant d’univers que d’humains. La diversité des perceptions, n’est-ce pas ce qui fait la richesse de l’humanité?

J’ai peur de sa réponse. Alors je ne lui demande rien. J’acquiesce à tout ce qu’il dit. Ses revues scientifiques ont cloué ma bouche. Les statistiques ferment des millions de gueules à coup de chiffres. Plus personne ne parle en tant qu’humain. Tout le monde parle en tant que scientifiques. Dès qu’on parle pour expliquer notre vérité à nous, on rit de nous. À force d’écouter les gens parler, ça devient épuisant.

Cyprès essaie toujours de convaincre les autres que sa vision est la meilleure. Il agit de la même façon que la religion agissait autrefois mais il ne s’en rend pas compte : il m’inculque un savoir et une façon unique de voir les choses. Je n’ose pas le lui dire mais, de mon point de vue, ses revues scientifiques sont pareilles que la bible.

Les revues scientifiques proposent une vérité. Tout comme la bible. La différence, c’est que la vérité de la bible ne change jamais. Celle de la science, elle change toutes les semaines. Les scientifiques se trompent, puis découvrent autre chose, puis se trompent encore. Les scientifiques, ils ressemblent drôlement aux hommes que j’ai connus, incapables de croire une chose jusqu’au bout. Ils bougent comme des girouettes au gré des télescopes. Suffit que leur télescope leur fasse voir une comète pour qu’ils changent toutes les théories qu’ils ont bâti depuis leur naissance. C’est d’une faiblesse qui me scie en deux, oui, mais je n’en parle pas. Je les laisse dominer le monde.

Mais un jour, on en aura marre de lire des revues où les vérités ne sont pas de vraies vérités. On en aura marre de se faire dire que les vérités auxquelles nous croyions ne sont plus vraies. Alors nous nous confinerons, tous et chacun, dans des perceptions qui sont uniques à nos cerveaux respectifs. Le seul problème que je puisse deviner à l’horizon, c’est que ce jour-là, Cyprès ne m’aimera plus.

Révélation choc

CHAPITRE UN

MES HABITUDES PRÉFÉRÉES SONT CELLES D’AVANT LE DODO. C’EST UNE PHRASE NOUNOUNE À LAQUELLE JE N’AVAIS JAMAIS RÉFLÉCHI.

Tous les soirs avant de me coucher, je me brosse les dents devant le miroir de la salle de bain. Je n’ai jamais réfléchi pourquoi je me les brosse. Quand j’étais petit, ma mère disait : sois un ange s’il te plaît, vas te brosser les dents. Ainsi je suppose que les anges se brossent les dents et qu’ils se les brossent sans cesse. Avec de la pâte fabriquée à partir de sueur d’ailes. Voilà. L’existence de mon dentifrice réside dans l’au-delà. J’aime les réponses de cette nature. Maman disait toujours qu’il ne faut pas inventer de réponse pour comprendre les questions auxquelles l’au-delà a déjà maintes fois réfléchi à notre place.

Chaque soir, après m’être brossé les dents, je me souhaite bonne nuit. J’observe mon sourire dans le miroir. Je le compare avec mon sourire d’hier et, en retraçant ce dernier mentalement, je m’amuse à trouver sept différences. Les comparaisons me font rire. Mon rire dans le miroir me permet de m’observer en train de rire. Mon rire me permet de me demander si j’ai ri aujourd’hui. Et ma réflexion me permet de me raconter ma journée :

- Aujourd’hui, non. Tu n’as pas ri. Tu n’as pas fait l’amour. Tu n’as pas appelé ta mère. Tu n’as pas parlé à tes collègues du bureau. Natélia ne t’a pas parlé. Tu ne lui as pas emprunté son agrafeuse. Tu n’as pas commandé de pizza à midi. Tu n’as pas mangé de chinois ni d’africain.

Je ne me raconte jamais ce qui s’est passé. Seulement ce qui ne s’est pas passé. C’est une habitude. S’il y a une chose à laquelle je tiens dans la vie, c’est l’habitude. Le week-end, une de mes habitudes est de fouiller toutes les poubelles de toutes les épiceries de mon quartier. Je trouve là des reçus que des clients ont jetés à la sortie. Ces reçus, je les collectionne. Je les classe dans un cartable. Sur la couverture de mon cartable, il y a un joueur de hockey des Pingouins de Pittsburgh. Quand je me demande pourquoi, je me réponds que jouer au hockey, c’est une habitude. C’est comme fouiller dans les poubelles de l’épicier. C’est comme jouer au base-ball.

- Le hockey, réfléchis-je, est un sport qui ressemble beaucoup au base-ball. À la différence que les joueurs patinent au lieu de courir, que leurs uniformes les protègent contre le froid, que le bâton frappe une rondelle au lieu d’une balle, au ras du sol au lieu des airs, sur de la glace au lieu de la terre, dans un filet au lieu de n’importe où.

La septième différence, je ne l’ai jamais trouvée. Si vous la trouviez, vous pourriez me l’envoyer par e-mail. Mais mon e-mail, je n’ai pas l’habitude de le donner à ceux que je ne connais pas. Pas même à ceux qui me le demandent. Et c’est une habitude que je ne suis pas prêt de changer.

CHAPITRE DEUX

UNE AUTRE HABITUDE QUE J’AI, C’EST DE RÉPÉTER QUE MES HABITUDES PRÉFÉRÉES SONT CELLES D’AVANT LE DODO. RÉPÉTER, C’EST UNE HABITUDE QUE JE NE SUIS PAS PRÊT DE CHANGER.

J’ai mis beaucoup de temps à m’avouer le trouble que je m’apprête à vous révéler. La première fois dont je me suis parlé de ce trouble, c’était juste avant d’aller dormir. Je me brossais les dents devant le miroir de la salle de bain :

- Tu sais de quoi je veux parler, me suis-je dit. Fais pas l’innocent. Tous les soirs, devant le miroir de la salle de bain, tu es troublé par ton incapacité à regarder tes yeux lorsqu’ils sont fermés. Sitôt que tu les fermes, tu ne les vois plus. Et tu paniques. Hier, en pleine nuit, tu t’es réveillé pour téléphoner à ton docteur. Tu lui as dit :

- C’est horrible docteur! Je n’ai jamais vu mes paupières closes! Jamais! Je doute qu’elles existent pour vrai!

- Ah bravo! m’ai-je répondu. Tu as inséré un dialogue dans un dialogue! Maintenant nous ne savons plus à qui sont les tirets!

Ce n’est pas dans mon habitude, ni d’argumenter avec moi-même, ni d’appeler mon docteur au milieu de la nuit. D’accord, je ne pourrai jamais voir mes yeux fermés. Et alors? C’est un phénomène auquel nous devons nous habituer. Nous nous y habituerons tout comme nous nous sommes habitués à la mort de maman. Je vois pas pourquoi, tout à coup, nous nous troublons au moment de nous brosser les dents. Je ne vois même pas pourquoi nous nous demandons pourquoi! Brossons-nous les dents et allons faire dodo!

- Ah bravo! m’ai-je répondu encore. Avec ton discours sans tiret, on ne sait même plus si tu me parles ou si tu t’écris!

J’écris! Je m’écris pour t’expliquer, à nous-mêmes, qu’un soir nous nous sommes avoué le trouble que représentait le fait de ne jamais nous voir les yeux fermés. Voilà. Un jour, nous aurons suffisamment d’argent. Nous aurons 199,99$. Ce jour-là, j’achèterai la caméra vidéo Sony. Alors je pourrai nous filmer en train de dormir. Là, nous serons enfin certains que nos paupières closes existent. Mais pour cela, il faut continuer la collection.

CHAPITRE TROIS

UNE AUTRE HABITUDE QUE J’AI, C’EST DE ME DIRE QU’UNE HABITUDE QUE J’AI, C’EST DE ME DIRE QU’UNE AUTRE HABITUDE QUE J’AI, C’EST DE M’ENTENDRE DIRE QU’UNE AUTRE HABITUDE QUE NOUS AVONS, C’EST DE NOUS ENTENDRE DIRE QUE ÇA PEUT CONTINUER COMME ÇA TRÈS LONGTEMPS.

Tous les week-ends, depuis que nous avons huit ans, nous récupérons les reçus que les clients jettent aux poubelles à la sortie des épiceries. Sur la plupart de ces reçus, on peut lire l’achat de légumes. Ce sont les mêmes légumes que nous cultivons dans notre potager : oignons, brocolis, radis, carottes, betteraves. Tous les dimanches, je me pointe chez un épicier avec un sac de légumes que nous avons cueillis plus tôt le matin. Je fais mine de les avoir achetés chez lui. Je prends l’air déçu, le même air que nous avons pratiqué devant le miroir, et lui demande d’être remboursé. Il me rembourse toujours à condition que mes légumes figurent sur le reçu. Pour chaque poche d’oignons que je lui rapporte, il me donne 2,10$! Pour chaque poche de patates, c’est 2,40$! Pour chaque poche de betteraves, c’est 2,90$!

- Ce n’est pas une vie! me suis-je dit. C’est une habitude! Tu me parles comme si j’étais un enfant à qui tu dévoiles un plan alors que nous l’avons élaboré ensemble ce plan! Deux soirs devant le miroir! Nous nous brossions les dents! Il n’y a pas sept différences entre un joueur de hockey et quelqu’un qui se parle à lui-même! Les deux jouent sur la glace!

- Voilà! m’ai-je écrié. En réalité, la septième différence, c’est la ressemblance!

- Non! C’est illogique!

- Mais si! Mais non! La différence entre une chose et une autre, c’est d’abord l’opposition de cette chose avec l’autre!

- Tu triches!

- Oui! Je triche! Tu triches! Ceux qui ne trichent pas, ce sont ceux qui perdent! Et ceux qui perdent, Natélia ne leur parle pas! Natélia ne leur prête pas d’agrafeuse!

Ce soir-là, après m’être avoué mon trouble, nous nous sommes brossé les dents. Nous avons fait semblant de fermer nos yeux devant le miroir. Nous avons triché. À vrai dire, sans même le dire à moi-même, j’ai créé une brèche dans mes paupières. Entre mes cils, je me suis entre-vu. L’image était parfaite. Parfaitement trompeuse. C’était tout comme si j’avais eu les yeux clos. Sauf que cette fois, je me suis vu en train de ne pas me voir.

Bourbine

CHAPITRE 1

JE VAIS VOUS RENCONTRER L'HISTOIRE DE TIBÈRE

Y AURA DEUX CHAPITRES MAXIMUM

Tibère est bon à l’école. Il est bon alors il est gras. Il est gras alors il fait rire de lui. Moi, je fais des fautes dans mes dictées. Alors je suis maigre. Alors personne ne rit de moi. Sauf Tibère. Mais je m’en fous. Quand il rit de moi, je lui dis qu’il est gras alors il pleure. Alors je suis tranquille.

Personne n’aime Tibère. Il est rond. Il est né avec une boule de graisse dans le cerveau. C’est dans cette boule-là qu’il stocke les bonnes réponses aux examens. À ce qu’il paraît, la mère de Tibère bouffait des livres d’histoire durant sa grossesse. Des livres en chocolat. Qu’elle faisait frire. Et qu’elle trempait dans le chocolat et qu’elle faisait refrire avant de verser de la crème dessus. Elle ajoutait ensuite. Des pinotes.

Le problème avec Tibère, c’est que la prof Lucie utilise toujours son prénom dans les exemples du tableau : « Tibère a dix crayons. Il en perd un. Combien lui en reste-t-il? » Là, Tibère regarde autour de lui. Il a l’air fier de regarder ceux qui regardent au tableau. Il pointe son nez de cochon vers moi. Il a un sourire de gros tata. Je fais semblant de pas le voir. Je plie les coins de mon cahier de maths. Je dessine un atome. Enfin, ce qui pourrait être un atome. Je ne sais pas. J’hésite entre un carré ou un triangle.

Personne répond à la question du tableau. Personne veut participer à une situation qui implique l’existence de Tibère. Tout le monde attend que Molbec dise une connerie. On rit. Il dit :

- Tibère a encore perdu quelque chose dans son nez? La semaine dernière c’était une tomate. Là c’est un crayon?

Molbec lance un crayon à la gueule de Tibère. Tout le monde fait pareil. Tibère croule sous une pluie de crayons. La prof gueule. Molbec s’en va chez le directeur. Résultat : toutes les filles tombent amoureuses de Molbec. Toutes les filles, même Plestine. Même elle, elle a des rêves tout bas de prendre la main de Molbec près du mur de brique au ballon-poire.

Le ballon-poire, personne y joue. Sauf Plestine. Les gens normaux, ils préfèrent aller au parc. Le parc est en face de l’école. Il y a des jeux, oui, mais surtout, il y a de la drogue. Et ça, les filles détestent ça. Mais les garçons aiment ça. Et les filles aiment les garçons qui aiment ça.

Moi, à la récréation, je me retrouve souvent près du mur de brique au ballon-poire. Plestine, je trouve qu’elle est mignonne. Elle a toujours dans le nez un mot que je ne sais pas écrire. Plus je dis que je ne sais pas écrire le mot, plus je gagne du temps pour réfléchir à comment l’écrire. Rhume. Voilà. Même quand elle joue à la marelle, elle a le rhume. J’aime qu’elle soit toujours malade. Ses vêtements ont la même odeur que mon tube de colle. Je pense que je serais capable de la border dans son lit. À condition qu’il soit rose. J’adore ses boîtes de mouchoirs (il y a des nuages dessus) sur son pupitre (elle grave son nom dessus). Surtout, j’adore quand elle se mouche dans sa manche parce qu’elle n’a plus de mouchoirs.

Molbec aussi adore Plestine. C’est pour ça qu’il traîne toujours d’autres mouchoirs dans sa veste au cas où elle en manque. Il dit que Plestine a les joues en plasticine saveur de bleuets. Il est con. Je pense qu’il fait exprès. Il a fait exprès qu’elle tombe amoureuse de lui pour ensuite l’embrasser. Pour ensuite attraper son rhume. Pour ensuite le refiler à la prof Lucie.

C’est quand Molbec a craché dans le café de la prof Lucie pendant la récrée que la semaine d’après nous avons eu la remplaçante. La remplaçante s’appelait Bourbine. Elle est arrivée un jeudi. Je m’en souviens parce que c’est ma journée préférée de la semaine. Parce que ça commence par J. Parce qu’il y a beaucoup de voyelles dedans. Je suis sûr que les mots qui finissent par une consonne (comme Molbec) sont méchants.

Toute la classe connaissait les rumeurs au sujet de Bourbine. On dit qu’elle est née adoptée. Son père l’avait enveloppée dans un chiffon avec des chameaux dessus. Il l’avait portée chez un pâtissier et avait reçu en échange l’équivalent de ce que valait un pain baguette à l’époque. Trente sous ou à peu près. À peine de quoi s’acheter une poignée de pinotes.

CHAPITRE DEUX

C’EST LE MAXIMUM DE CHAPITRES QUE J'AI DROIT D'ALLER

Bourbine travaillait dans un mot que j’ai oublié comment l’écrire. Comment on appelle ça. Un moulin? Le genre de moulin qu’on fait du pain dedans. Une boulangerie. Bourbine boulangeait dans le moulin au coin de la 16e. Elle avait tellement de joues qu’on dirait qu’elle avait jamais eu de menton. Molbec se vante toujours à dire qu’il les a déjà touchées :

- Je vous jure! Ses joues rebondissent pareilles que de la pâte en caoutchouc! Je les ai touchées!

- Comment t’as fait?

- C’était une fois qu’elle avait les cheveux attachés. J’ai fait tellement vite qu’elle a rien pu faire.

- Elle t’a pas couru après?

- Bourbine? Elle court jamais.

Bourbine a du mal à marcher parce qu’elle lui manque une jambe. C’est que le pâtissier qui l’a adoptée croyait vraiment qu’elle était un pain baguette dans un chiffon à chameaux. Il l’a placée sur sa planche à pain et de son couteau sans regarder lui a taillé une veine dans le muscle qu’il faut pas. Le village sachant que Bourbine était handicapée, personne n’a jamais acheté de gâteau à sa boulangerie de la 16e. On les volait à même le four sans crainte d’être rattrapés.

- Faut vraiment être gras pour se faire rattraper par Bourbine... dit Molbec.

Molbec est méchant quand il parle. Il l’est aussi quand il se tait. Je pense qu’il fait exprès. Je pense qu’il a déjà été gras, comme Tibère, et qu’il a peur de le redevenir. Moi, je fais exprès de rien. Il manque à mon cerveau un petit bout. C’est pas ma faute. Je suis né à la mauvaise époque. L’infirmière dit que j’aurais dû naître dans un autre système. Moi je dis que ma mère a pas assez bouffé de livres au chocolat durant sa grossesse. C’est pour ça que je froisse mes cahiers de maths. D’abord, je plie les coins. À la fin, les pages sont fripées comme des mouchoirs. J’espère secrètement que le cerveau de Plestine ressemble au mien.

Dans son cahier de maths, Plestine écrit toutes les questions de la prof Lucie depuis le début de l’année. Entre parenthèses, elle écrit une réponse qu’elle n’ose pas dire :

« Tibère a perdu ses deux bretelles. Combien lui en reste-t-il?

(Deux.)

« Tibère a dix doigts. Combien a-t-il de mains?

(Vingt.)

« Le train de Tibère avance à 90 km/h. Combien de kilomètres aura-t-il parcouru en deux heures?

(120 minutes/2h.)

« Tibère cueille une pomme. Pour la partager avec ses amis, il la coupe en trois parts égales. Combien a-t-il d’amis?

(Trois.) »

Le jeudi que Bourbine est arrivée, Plestine était prête à transcrire dans son cahier la nouvelle question du tableau. Bourbine est arrivée en chaise roulante. Elle a pris la craie. Elle a écrit beaucoup plus bas que d’habitude au tableau :

- Le bateau de Christophe Colomb a mis huit mois pour traverser l’océan Atlantique. Compte tenu qu’il naviguait à une vitesse approchant le 50 noeuds/heure, qui a découvert l’Amérique?

a) Christophe Colomb

b) Les amérindiens

c) La bonne réponse

Tibère tremblait. Il cherchait son nom sur le tableau. Il trouvait pas. La classe souriait tout à coup. Bourbine a attaché ses cheveux avec un élastique. Tibère a levé la main pour répondre :

- A! Christophe Colomb en 1492!

Bourbine a fait semblant de pas le voir. Elle a pas dit bravo. Alors Molbec a pensé que Tibère avait eu tort. Alors il a tenté sa chance :

- B? Les Amérindiens? Parce qu’ils étaient en Amérique avant que Christophe Colomb débarque.

Bourbine a regardé dans la tasse à café de la prof Lucie. Elle a pas dit bravo. Elle a sorti un morceau de pain de son sac. Plestine a regardé Molbec. Elle était heureuse qu’il ait pas dit une connerie. J’ai cru qu’elle allait le marier. Mais au lieu, elle a chuchoté :

- Ça dépend comment on voit les choses... Moi, je le dis à personne mais la terre je la vois plate...

Bourbine a dit bravo à personne. Alors j’ai pensé que personne avait dit ce qu’il fallait dire. J’ai chiffonné les pages de mon cahier. J’en ai fait des mouchoirs au cas où Molbec avait pas de mouchoirs dans le cas où Plestine en manquerait. J’ai levé la tête vers le tableau. Je pense que j’ai réfléchi une seconde. J’ai levé ma main. J’ai dit :

- C. La bonne réponse.

Bourbine a effacé le tableau. Elle est retournée s’asseoir devant la classe. Toute la journée, elle nous a regardés. Le midi, on a pas mangé. On s’est regroupé autour de Bourbine pour lui demander des indices. À la récréation de l’aprème, ceux qui étaient pas au parc ont eu droit à l’indice :

- Les réponses font partie de la question. La réponse est ailleurs.

- Alors c’est D! a dit Molbec.

Plestine l’a regardé encore. Elle souriait. Elle était heureuse qu’il était pas au parc. Moi, j’étais triste qu’elle était pas au ballon-poire près du mur de briques rouges. Oui, D. Mais D quoi? D-ballon-poire? Non, sûrement pas. Molbec a ajouté :

- Y a toujours rien que Tibère qui voit les réponses que la prof Lucie veut entendre! Y a que lui qu’il a la bonne boule au cerveau! Le reste on est tous carrés dans la tête!

Là, j’ai compris. J’ai pensé aux atomes carrés que je dessine. J’ai réfléchi, je pense. J’ai attendu la fin de la récréation. Une fois que tout le monde était assis à leur pupitre, j’ai levé la main. J’ai dit :

- D! L’Amérique est carrée! Même qu'elle est triangle! Les soirs de pleine lune!

- D! que Molbec a dit aussi. Les Vikings avaient construit un bateau en forme d'éponge! Ça a absorbé l'océan qu'il a traversé!

- D! et Plestine a dit. La terre est plate. On peut la voir comme on veut. Ça dépend les époques. Un jour elle sera carrée et on trouvera cons ceux qui disaient qu’elle est ronde. Le lendemain elle sera ronde et on trouvera cons ceux qu'on trouvait cons.

Tibère a pleuré le nom de Christophe Colomb. Si la prof Lucie avait été là, elle l'aurait consolé. Tout le monde aurait ri de lui. Mais là, on riait pas. On attendait que Bourbine nous donne la bonne réponse. Elle nous l’a jamais donnée. La cloche a sonné. Bourbine a souri. Elle a détaché ses cheveux avant de partir.

Le lendemain, la prof Lucie était de retour. La question du tableau était :

- Tibère a acheté deux pains à la boulangerie au coin de la 16e. Pourtant, dans son sac, il y en avait trois. Combien en a-t-il volés?

Plestine a prêté un mouchoir à Tibère. Elle lui a dit un mot au passage. Toute la classe a ri. Molbec faisait ses grimaces. Je suis le seul que j’ai pas compris le mot qu'elle a dit. Aujourd’hui, je suis pas sûr si Plestine est amoureuse de Tibère ou de Molbec. Peut-être. Peu importe. Tibère a levé la main pour répondre à la question de la prof Lucie :

- 16.

Demain, on ira voler des gâteaux à la boulangerie. On verra si Tibère réussit à en voler seize. Je pense qu’il a des chances. À condition qu'il ait d'autres sacs dans sa veste. Moi, si je réussis à toucher la joue de Bourbine, je pense que moi aussi. Moi aussi, j’ai mes chances. Tout le monde a ses chances.

Les guerriers vont au front

J’aime les yeux des chevreuils. On ne sait jamais s’ils regardent devant ou s’ils marchent de côté. Paraît que leurs cornes ne sont pas des cornes mais des bois. Moi, si j’étais la langue française, j’aurais inventé un autre mot. Les bois, c’est fait pour se promener tandis que le loup n’y est pas. C’est pas fait pour pousser dans les fronts. Les fronts, c’est connu dans l’armée. Quand les guerriers vont au front, ils encornent les ennemis comme des béliers. Un bélier, c’est une arme qu’on utilisait au moyen-âge pour défoncer les portes. Le moyen-âge, c’est l’âge moyen de tous les humains multiplié par vingt-cinq. Plus l’âge moyen augmente, plus le moyen-âge a eu lieu tard. C’est pour ça qu’on le date de 500 à 1500 ans après Jésus Christ.



Jésus Christ, c’est le bébé de Marie. Marie, c’est le nom de la plupart des femmes sur terre. Mais tous les bébés de toutes les Maries ne s’appellent pas Jésus. Il faut beaucoup de courage pour mettre un Jésus au monde. Le monde, paraît qu’il est rond vu de loin, mais que vu de près il a quantité de montagnes. Une montagne, ce n’est pas rond du tout. Paraît que c’est deux plaques tectoniques l’une par-dessus l’autre. Mais une montagne de vaisselle, c’est un bol par-dessus une assiette.



Pour faire la vaisselle, il faut un lavabo. Les lavabos les plus modernes sont ronds parce que ceux carrés, on les utilise depuis trop longtemps. Trop longtemps, c’est trente ans. Trente ans, c’est une généraiton. C’est le temps qu’il faut à un bébé pour devenir adulte. Les adultes sont ceux dont la tête produit des cheveux gris. La plupart des adultes n’aiment pas leurs cheveux gris. Les autres disent que le gris est une couleur normale.



La normalité est une chose que les plus forts font subir à ceux dont le cerveau ou le corps est différent du leur. La normalité, c’est établir la grosseur moyenne d’une femme. C’est dire que l’intelligence existe. C’est dire que la terre est ronde alors qu’un enfant au Bangladesh la voit autrement. La normalité, c’est refuser de croire qu’il existe autant de perceptions que d’humains.



En fait, le plus simple serait de dire que la terre est plate. Le plus simple, c’est de régresser pour s’accomoder. C’est d’établir une normalité qui ne brise rien. Ça ne rend pas la terre meilleure, mais c’est tout de même mieux que de dire à une enfant qu’elle est ronde.

Les préliminaires

Au hockey, on dit d’une compétition qu’elle est préliminaire lorsqu’elle précède une compétition de plus grande importance. En fait, le dictionnaire attribue à toute chose dite préliminaire une importance moindre que ce qui la suit. Bref, les préliminaires, c’est l’hymne national avant le match. Moi, personnellement, quand je regarde un match à la télé, je pisse pendant l’hymne.



Ma blonde a un ami. Il s’appelle Buknat. Buknat prétend qu’il aime tant les préliminaires qu’il les préfère au sexe. Buknat préfère l’hymne à la joie. Bknt, son nom n’a même pas besoin de voyelles pour exister. Il est un as du massage aux huiles de tendres parfums, origan, miel, dijon, basilic. Il ne baise pas. Il badigeonne les femmes comme ses poulets. À tout dire, il a tout à dire. Il a une taille fine. Il ne mange jamais. Chaque fois qu’il va au restaurant avec une femme, il dit qu’il n’a plus faim parce qu’il a déjà mangé.



Quand ma blonde met les ailes de poulet au four, elle pense à lui. Elle jouit à penser ce qu’il pense pendant que moi, je me pose la question : suis-je le seul à avoir raté l’avant-match?



Elle jouit, seule, dans la cuisine. Les ailes commencent à cuire. La confrontation commence. Je lui demande :

- Qui, de moi ou de Bknt, trouves-tu le plus beau? J’ai de plus jolis cheveux. Le nez de Bknt est énorme. Je suis le plus beau.



Quand je ne baise pas avec ma blonde, je baise avec ma main. Ma main ne parle pas. Elle s’approprie les formes que je veux. Quand je baise avec ma blonde, c’est un peu la même chose : elle aussi elle a la forme que je veux.



Parfois, pendant les matchs, Bknt la baise. Ça fait du bruit. Ma bonde se met des ailes entre les jambes. Elle crie les voyelles qu’il lui manque pour vivre. C’est laid à entendre. C’est comme un hymne. Un hymne si laid que je reste à écouter même si j’ai la vessie pleine. Ma blonde toute en sueur me dit :

- Je ne sais pas si Bknt est plus beau que toi. Je pense que non. S’il me demandait de sortir avec lui, je dirais probablement non.



Prbblmnt? J’enlève toujours les voyelles aux mots que je ne veux pas entendre. J’ai assez d’entendre les voyelles que crie ma blonde lorsqu’elle jouit, s’il fallait en plus que je les écrive, je perdrais le compte de qui mène - qui perd.



Les ailes de poulet sont cuites. Je demande à ma blonde si elle ne veut pas baiser en mangeant. Elle me répond qu’elle n’a pas faim parce qu’elle a déjà baisé.

- Avec qui? je lui demande.

-



Soudain, c’est là. Je vois tout à fait clair. J’ai retiré les consonnes.