6 janvier 2012

Révélation choc

CHAPITRE UN

MES HABITUDES PRÉFÉRÉES SONT CELLES D’AVANT LE DODO. C’EST UNE PHRASE NOUNOUNE À LAQUELLE JE N’AVAIS JAMAIS RÉFLÉCHI.

Tous les soirs avant de me coucher, je me brosse les dents devant le miroir de la salle de bain. Je n’ai jamais réfléchi pourquoi je me les brosse. Quand j’étais petit, ma mère disait : sois un ange s’il te plaît, vas te brosser les dents. Ainsi je suppose que les anges se brossent les dents et qu’ils se les brossent sans cesse. Avec de la pâte fabriquée à partir de sueur d’ailes. Voilà. L’existence de mon dentifrice réside dans l’au-delà. J’aime les réponses de cette nature. Maman disait toujours qu’il ne faut pas inventer de réponse pour comprendre les questions auxquelles l’au-delà a déjà maintes fois réfléchi à notre place.

Chaque soir, après m’être brossé les dents, je me souhaite bonne nuit. J’observe mon sourire dans le miroir. Je le compare avec mon sourire d’hier et, en retraçant ce dernier mentalement, je m’amuse à trouver sept différences. Les comparaisons me font rire. Mon rire dans le miroir me permet de m’observer en train de rire. Mon rire me permet de me demander si j’ai ri aujourd’hui. Et ma réflexion me permet de me raconter ma journée :

- Aujourd’hui, non. Tu n’as pas ri. Tu n’as pas fait l’amour. Tu n’as pas appelé ta mère. Tu n’as pas parlé à tes collègues du bureau. Natélia ne t’a pas parlé. Tu ne lui as pas emprunté son agrafeuse. Tu n’as pas commandé de pizza à midi. Tu n’as pas mangé de chinois ni d’africain.

Je ne me raconte jamais ce qui s’est passé. Seulement ce qui ne s’est pas passé. C’est une habitude. S’il y a une chose à laquelle je tiens dans la vie, c’est l’habitude. Le week-end, une de mes habitudes est de fouiller toutes les poubelles de toutes les épiceries de mon quartier. Je trouve là des reçus que des clients ont jetés à la sortie. Ces reçus, je les collectionne. Je les classe dans un cartable. Sur la couverture de mon cartable, il y a un joueur de hockey des Pingouins de Pittsburgh. Quand je me demande pourquoi, je me réponds que jouer au hockey, c’est une habitude. C’est comme fouiller dans les poubelles de l’épicier. C’est comme jouer au base-ball.

- Le hockey, réfléchis-je, est un sport qui ressemble beaucoup au base-ball. À la différence que les joueurs patinent au lieu de courir, que leurs uniformes les protègent contre le froid, que le bâton frappe une rondelle au lieu d’une balle, au ras du sol au lieu des airs, sur de la glace au lieu de la terre, dans un filet au lieu de n’importe où.

La septième différence, je ne l’ai jamais trouvée. Si vous la trouviez, vous pourriez me l’envoyer par e-mail. Mais mon e-mail, je n’ai pas l’habitude de le donner à ceux que je ne connais pas. Pas même à ceux qui me le demandent. Et c’est une habitude que je ne suis pas prêt de changer.

CHAPITRE DEUX

UNE AUTRE HABITUDE QUE J’AI, C’EST DE RÉPÉTER QUE MES HABITUDES PRÉFÉRÉES SONT CELLES D’AVANT LE DODO. RÉPÉTER, C’EST UNE HABITUDE QUE JE NE SUIS PAS PRÊT DE CHANGER.

J’ai mis beaucoup de temps à m’avouer le trouble que je m’apprête à vous révéler. La première fois dont je me suis parlé de ce trouble, c’était juste avant d’aller dormir. Je me brossais les dents devant le miroir de la salle de bain :

- Tu sais de quoi je veux parler, me suis-je dit. Fais pas l’innocent. Tous les soirs, devant le miroir de la salle de bain, tu es troublé par ton incapacité à regarder tes yeux lorsqu’ils sont fermés. Sitôt que tu les fermes, tu ne les vois plus. Et tu paniques. Hier, en pleine nuit, tu t’es réveillé pour téléphoner à ton docteur. Tu lui as dit :

- C’est horrible docteur! Je n’ai jamais vu mes paupières closes! Jamais! Je doute qu’elles existent pour vrai!

- Ah bravo! m’ai-je répondu. Tu as inséré un dialogue dans un dialogue! Maintenant nous ne savons plus à qui sont les tirets!

Ce n’est pas dans mon habitude, ni d’argumenter avec moi-même, ni d’appeler mon docteur au milieu de la nuit. D’accord, je ne pourrai jamais voir mes yeux fermés. Et alors? C’est un phénomène auquel nous devons nous habituer. Nous nous y habituerons tout comme nous nous sommes habitués à la mort de maman. Je vois pas pourquoi, tout à coup, nous nous troublons au moment de nous brosser les dents. Je ne vois même pas pourquoi nous nous demandons pourquoi! Brossons-nous les dents et allons faire dodo!

- Ah bravo! m’ai-je répondu encore. Avec ton discours sans tiret, on ne sait même plus si tu me parles ou si tu t’écris!

J’écris! Je m’écris pour t’expliquer, à nous-mêmes, qu’un soir nous nous sommes avoué le trouble que représentait le fait de ne jamais nous voir les yeux fermés. Voilà. Un jour, nous aurons suffisamment d’argent. Nous aurons 199,99$. Ce jour-là, j’achèterai la caméra vidéo Sony. Alors je pourrai nous filmer en train de dormir. Là, nous serons enfin certains que nos paupières closes existent. Mais pour cela, il faut continuer la collection.

CHAPITRE TROIS

UNE AUTRE HABITUDE QUE J’AI, C’EST DE ME DIRE QU’UNE HABITUDE QUE J’AI, C’EST DE ME DIRE QU’UNE AUTRE HABITUDE QUE J’AI, C’EST DE M’ENTENDRE DIRE QU’UNE AUTRE HABITUDE QUE NOUS AVONS, C’EST DE NOUS ENTENDRE DIRE QUE ÇA PEUT CONTINUER COMME ÇA TRÈS LONGTEMPS.

Tous les week-ends, depuis que nous avons huit ans, nous récupérons les reçus que les clients jettent aux poubelles à la sortie des épiceries. Sur la plupart de ces reçus, on peut lire l’achat de légumes. Ce sont les mêmes légumes que nous cultivons dans notre potager : oignons, brocolis, radis, carottes, betteraves. Tous les dimanches, je me pointe chez un épicier avec un sac de légumes que nous avons cueillis plus tôt le matin. Je fais mine de les avoir achetés chez lui. Je prends l’air déçu, le même air que nous avons pratiqué devant le miroir, et lui demande d’être remboursé. Il me rembourse toujours à condition que mes légumes figurent sur le reçu. Pour chaque poche d’oignons que je lui rapporte, il me donne 2,10$! Pour chaque poche de patates, c’est 2,40$! Pour chaque poche de betteraves, c’est 2,90$!

- Ce n’est pas une vie! me suis-je dit. C’est une habitude! Tu me parles comme si j’étais un enfant à qui tu dévoiles un plan alors que nous l’avons élaboré ensemble ce plan! Deux soirs devant le miroir! Nous nous brossions les dents! Il n’y a pas sept différences entre un joueur de hockey et quelqu’un qui se parle à lui-même! Les deux jouent sur la glace!

- Voilà! m’ai-je écrié. En réalité, la septième différence, c’est la ressemblance!

- Non! C’est illogique!

- Mais si! Mais non! La différence entre une chose et une autre, c’est d’abord l’opposition de cette chose avec l’autre!

- Tu triches!

- Oui! Je triche! Tu triches! Ceux qui ne trichent pas, ce sont ceux qui perdent! Et ceux qui perdent, Natélia ne leur parle pas! Natélia ne leur prête pas d’agrafeuse!

Ce soir-là, après m’être avoué mon trouble, nous nous sommes brossé les dents. Nous avons fait semblant de fermer nos yeux devant le miroir. Nous avons triché. À vrai dire, sans même le dire à moi-même, j’ai créé une brèche dans mes paupières. Entre mes cils, je me suis entre-vu. L’image était parfaite. Parfaitement trompeuse. C’était tout comme si j’avais eu les yeux clos. Sauf que cette fois, je me suis vu en train de ne pas me voir.

Aucun commentaire: