6 janvier 2012

Cyprès

Maxime, Nicolas, Hugo, Cyprès. Oui. Cyprès. Oui, j’en ai eus. J’en ai eus des amoureux aux prénoms étranges avec qui j’aurais pu avoir des tas de bébés, difformes ou non, que j’aurais aimés de la façon que je suis prête à aimer. J’ai toujours été attirée par des garçons dont le prénom réfère à une plante ou à un objet. Cela dit, je n’ai rien contre les prénoms qui réfèrent à autre choses.

Une fois, je suis sortie avec un Guépard. Son prénom m’a hanté tout le temps de notre relation. Je rêvais que j’enfantais, sous un arbre dans la savane, de petits tigres à qui je criais de ne jamais quitter l’ombre de mon arbre. Cauchemar. Mes bébés tigres ne m’écoutaient pas. Ils allaient courir chez les singes. Chaque fois qu’un chimpanzé décapitait la tête de mon premier fils né, je me réveillais toute en sueurs. Je n’osais plus me rendormir. J’allumais ma lampe de chevet et fixais le mur en pensant à une statistique :

- Les guépards peuvent atteindre une vitesse de 110 km/h au sol. Ça, tout le monde le sait. Ce que les gens ne savent pas, c’est que les canards sauvages peuvent atteindre la même vitesse. Et les aigles, lorsqu’ils piquent en chute libre, peuvent dépasser les 250 km/h. Ça, personne n’en parle. On ne parle toujours que du fait que Guépard n’est pas prêt à avoir des enfants.

Oui, chaque fois que je devine un problème à l’horizon, dans la savane ou ailleurs, je le gèle avec une statistique. Ça m’aide à me distancer du problème. Je n’ai pas besoin de réponses. Internet me fournit mille et une statistiques afin d’éviter les vrais problèmes de ma vraie vie.

Cyprès était un amateur de statistiques. C’est lui qui m’a montré combien la science peut geler les cerveaux comme un remède contre le questionnement irrésolu de la vraie vie. Quand je lui avouais me sentir petite vis-à-vis des étoiles dans le ciel, il me montrait sur son ordinateur de grands chiffres, de grandes formules. Il m’expliquait la grandeur de l’intelligence humaine. J’en suis venue à croire que l’intelligence humaine pouvait défier les limites du ciel. À mes yeux, la science me paraissait si grande que j’en oubliais ma propre perception de l’univers.

Avant de connaître Cyprès, je croyais que l’univers avait la forme d’un losange dont les sommets, rouges, brûlaient par l’incandescence de mes propres sentiments. J’avais tort. À ce sujet, Cyprès m’a éclairé :

- Selon ma revue, il a dit, l’univers est plat. Pas losange. L’univers prend de l’expansion de jour en jour. Ça n’a rien à voir avec tes sentiments. Tout est gaz, tout est matière.

Tout est gaz, tout est matière. What a deal. À vrai dire, je suis franchement déçue. J’aurais préféré autre chose. Je ne suis pas d’accord avec ce que Cyrpès me dit, mais je me tais. Je ne veux pas connaître la réaction qu’il aurait si je lui disais :

- Pour moi, il y a autant d’univers que d’humains. La diversité des perceptions, n’est-ce pas ce qui fait la richesse de l’humanité?

J’ai peur de sa réponse. Alors je ne lui demande rien. J’acquiesce à tout ce qu’il dit. Ses revues scientifiques ont cloué ma bouche. Les statistiques ferment des millions de gueules à coup de chiffres. Plus personne ne parle en tant qu’humain. Tout le monde parle en tant que scientifiques. Dès qu’on parle pour expliquer notre vérité à nous, on rit de nous. À force d’écouter les gens parler, ça devient épuisant.

Cyprès essaie toujours de convaincre les autres que sa vision est la meilleure. Il agit de la même façon que la religion agissait autrefois mais il ne s’en rend pas compte : il m’inculque un savoir et une façon unique de voir les choses. Je n’ose pas le lui dire mais, de mon point de vue, ses revues scientifiques sont pareilles que la bible.

Les revues scientifiques proposent une vérité. Tout comme la bible. La différence, c’est que la vérité de la bible ne change jamais. Celle de la science, elle change toutes les semaines. Les scientifiques se trompent, puis découvrent autre chose, puis se trompent encore. Les scientifiques, ils ressemblent drôlement aux hommes que j’ai connus, incapables de croire une chose jusqu’au bout. Ils bougent comme des girouettes au gré des télescopes. Suffit que leur télescope leur fasse voir une comète pour qu’ils changent toutes les théories qu’ils ont bâti depuis leur naissance. C’est d’une faiblesse qui me scie en deux, oui, mais je n’en parle pas. Je les laisse dominer le monde.

Mais un jour, on en aura marre de lire des revues où les vérités ne sont pas de vraies vérités. On en aura marre de se faire dire que les vérités auxquelles nous croyions ne sont plus vraies. Alors nous nous confinerons, tous et chacun, dans des perceptions qui sont uniques à nos cerveaux respectifs. Le seul problème que je puisse deviner à l’horizon, c’est que ce jour-là, Cyprès ne m’aimera plus.

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