6 janvier 2012

Bourbine

CHAPITRE 1

JE VAIS VOUS RENCONTRER L'HISTOIRE DE TIBÈRE

Y AURA DEUX CHAPITRES MAXIMUM

Tibère est bon à l’école. Il est bon alors il est gras. Il est gras alors il fait rire de lui. Moi, je fais des fautes dans mes dictées. Alors je suis maigre. Alors personne ne rit de moi. Sauf Tibère. Mais je m’en fous. Quand il rit de moi, je lui dis qu’il est gras alors il pleure. Alors je suis tranquille.

Personne n’aime Tibère. Il est rond. Il est né avec une boule de graisse dans le cerveau. C’est dans cette boule-là qu’il stocke les bonnes réponses aux examens. À ce qu’il paraît, la mère de Tibère bouffait des livres d’histoire durant sa grossesse. Des livres en chocolat. Qu’elle faisait frire. Et qu’elle trempait dans le chocolat et qu’elle faisait refrire avant de verser de la crème dessus. Elle ajoutait ensuite. Des pinotes.

Le problème avec Tibère, c’est que la prof Lucie utilise toujours son prénom dans les exemples du tableau : « Tibère a dix crayons. Il en perd un. Combien lui en reste-t-il? » Là, Tibère regarde autour de lui. Il a l’air fier de regarder ceux qui regardent au tableau. Il pointe son nez de cochon vers moi. Il a un sourire de gros tata. Je fais semblant de pas le voir. Je plie les coins de mon cahier de maths. Je dessine un atome. Enfin, ce qui pourrait être un atome. Je ne sais pas. J’hésite entre un carré ou un triangle.

Personne répond à la question du tableau. Personne veut participer à une situation qui implique l’existence de Tibère. Tout le monde attend que Molbec dise une connerie. On rit. Il dit :

- Tibère a encore perdu quelque chose dans son nez? La semaine dernière c’était une tomate. Là c’est un crayon?

Molbec lance un crayon à la gueule de Tibère. Tout le monde fait pareil. Tibère croule sous une pluie de crayons. La prof gueule. Molbec s’en va chez le directeur. Résultat : toutes les filles tombent amoureuses de Molbec. Toutes les filles, même Plestine. Même elle, elle a des rêves tout bas de prendre la main de Molbec près du mur de brique au ballon-poire.

Le ballon-poire, personne y joue. Sauf Plestine. Les gens normaux, ils préfèrent aller au parc. Le parc est en face de l’école. Il y a des jeux, oui, mais surtout, il y a de la drogue. Et ça, les filles détestent ça. Mais les garçons aiment ça. Et les filles aiment les garçons qui aiment ça.

Moi, à la récréation, je me retrouve souvent près du mur de brique au ballon-poire. Plestine, je trouve qu’elle est mignonne. Elle a toujours dans le nez un mot que je ne sais pas écrire. Plus je dis que je ne sais pas écrire le mot, plus je gagne du temps pour réfléchir à comment l’écrire. Rhume. Voilà. Même quand elle joue à la marelle, elle a le rhume. J’aime qu’elle soit toujours malade. Ses vêtements ont la même odeur que mon tube de colle. Je pense que je serais capable de la border dans son lit. À condition qu’il soit rose. J’adore ses boîtes de mouchoirs (il y a des nuages dessus) sur son pupitre (elle grave son nom dessus). Surtout, j’adore quand elle se mouche dans sa manche parce qu’elle n’a plus de mouchoirs.

Molbec aussi adore Plestine. C’est pour ça qu’il traîne toujours d’autres mouchoirs dans sa veste au cas où elle en manque. Il dit que Plestine a les joues en plasticine saveur de bleuets. Il est con. Je pense qu’il fait exprès. Il a fait exprès qu’elle tombe amoureuse de lui pour ensuite l’embrasser. Pour ensuite attraper son rhume. Pour ensuite le refiler à la prof Lucie.

C’est quand Molbec a craché dans le café de la prof Lucie pendant la récrée que la semaine d’après nous avons eu la remplaçante. La remplaçante s’appelait Bourbine. Elle est arrivée un jeudi. Je m’en souviens parce que c’est ma journée préférée de la semaine. Parce que ça commence par J. Parce qu’il y a beaucoup de voyelles dedans. Je suis sûr que les mots qui finissent par une consonne (comme Molbec) sont méchants.

Toute la classe connaissait les rumeurs au sujet de Bourbine. On dit qu’elle est née adoptée. Son père l’avait enveloppée dans un chiffon avec des chameaux dessus. Il l’avait portée chez un pâtissier et avait reçu en échange l’équivalent de ce que valait un pain baguette à l’époque. Trente sous ou à peu près. À peine de quoi s’acheter une poignée de pinotes.

CHAPITRE DEUX

C’EST LE MAXIMUM DE CHAPITRES QUE J'AI DROIT D'ALLER

Bourbine travaillait dans un mot que j’ai oublié comment l’écrire. Comment on appelle ça. Un moulin? Le genre de moulin qu’on fait du pain dedans. Une boulangerie. Bourbine boulangeait dans le moulin au coin de la 16e. Elle avait tellement de joues qu’on dirait qu’elle avait jamais eu de menton. Molbec se vante toujours à dire qu’il les a déjà touchées :

- Je vous jure! Ses joues rebondissent pareilles que de la pâte en caoutchouc! Je les ai touchées!

- Comment t’as fait?

- C’était une fois qu’elle avait les cheveux attachés. J’ai fait tellement vite qu’elle a rien pu faire.

- Elle t’a pas couru après?

- Bourbine? Elle court jamais.

Bourbine a du mal à marcher parce qu’elle lui manque une jambe. C’est que le pâtissier qui l’a adoptée croyait vraiment qu’elle était un pain baguette dans un chiffon à chameaux. Il l’a placée sur sa planche à pain et de son couteau sans regarder lui a taillé une veine dans le muscle qu’il faut pas. Le village sachant que Bourbine était handicapée, personne n’a jamais acheté de gâteau à sa boulangerie de la 16e. On les volait à même le four sans crainte d’être rattrapés.

- Faut vraiment être gras pour se faire rattraper par Bourbine... dit Molbec.

Molbec est méchant quand il parle. Il l’est aussi quand il se tait. Je pense qu’il fait exprès. Je pense qu’il a déjà été gras, comme Tibère, et qu’il a peur de le redevenir. Moi, je fais exprès de rien. Il manque à mon cerveau un petit bout. C’est pas ma faute. Je suis né à la mauvaise époque. L’infirmière dit que j’aurais dû naître dans un autre système. Moi je dis que ma mère a pas assez bouffé de livres au chocolat durant sa grossesse. C’est pour ça que je froisse mes cahiers de maths. D’abord, je plie les coins. À la fin, les pages sont fripées comme des mouchoirs. J’espère secrètement que le cerveau de Plestine ressemble au mien.

Dans son cahier de maths, Plestine écrit toutes les questions de la prof Lucie depuis le début de l’année. Entre parenthèses, elle écrit une réponse qu’elle n’ose pas dire :

« Tibère a perdu ses deux bretelles. Combien lui en reste-t-il?

(Deux.)

« Tibère a dix doigts. Combien a-t-il de mains?

(Vingt.)

« Le train de Tibère avance à 90 km/h. Combien de kilomètres aura-t-il parcouru en deux heures?

(120 minutes/2h.)

« Tibère cueille une pomme. Pour la partager avec ses amis, il la coupe en trois parts égales. Combien a-t-il d’amis?

(Trois.) »

Le jeudi que Bourbine est arrivée, Plestine était prête à transcrire dans son cahier la nouvelle question du tableau. Bourbine est arrivée en chaise roulante. Elle a pris la craie. Elle a écrit beaucoup plus bas que d’habitude au tableau :

- Le bateau de Christophe Colomb a mis huit mois pour traverser l’océan Atlantique. Compte tenu qu’il naviguait à une vitesse approchant le 50 noeuds/heure, qui a découvert l’Amérique?

a) Christophe Colomb

b) Les amérindiens

c) La bonne réponse

Tibère tremblait. Il cherchait son nom sur le tableau. Il trouvait pas. La classe souriait tout à coup. Bourbine a attaché ses cheveux avec un élastique. Tibère a levé la main pour répondre :

- A! Christophe Colomb en 1492!

Bourbine a fait semblant de pas le voir. Elle a pas dit bravo. Alors Molbec a pensé que Tibère avait eu tort. Alors il a tenté sa chance :

- B? Les Amérindiens? Parce qu’ils étaient en Amérique avant que Christophe Colomb débarque.

Bourbine a regardé dans la tasse à café de la prof Lucie. Elle a pas dit bravo. Elle a sorti un morceau de pain de son sac. Plestine a regardé Molbec. Elle était heureuse qu’il ait pas dit une connerie. J’ai cru qu’elle allait le marier. Mais au lieu, elle a chuchoté :

- Ça dépend comment on voit les choses... Moi, je le dis à personne mais la terre je la vois plate...

Bourbine a dit bravo à personne. Alors j’ai pensé que personne avait dit ce qu’il fallait dire. J’ai chiffonné les pages de mon cahier. J’en ai fait des mouchoirs au cas où Molbec avait pas de mouchoirs dans le cas où Plestine en manquerait. J’ai levé la tête vers le tableau. Je pense que j’ai réfléchi une seconde. J’ai levé ma main. J’ai dit :

- C. La bonne réponse.

Bourbine a effacé le tableau. Elle est retournée s’asseoir devant la classe. Toute la journée, elle nous a regardés. Le midi, on a pas mangé. On s’est regroupé autour de Bourbine pour lui demander des indices. À la récréation de l’aprème, ceux qui étaient pas au parc ont eu droit à l’indice :

- Les réponses font partie de la question. La réponse est ailleurs.

- Alors c’est D! a dit Molbec.

Plestine l’a regardé encore. Elle souriait. Elle était heureuse qu’il était pas au parc. Moi, j’étais triste qu’elle était pas au ballon-poire près du mur de briques rouges. Oui, D. Mais D quoi? D-ballon-poire? Non, sûrement pas. Molbec a ajouté :

- Y a toujours rien que Tibère qui voit les réponses que la prof Lucie veut entendre! Y a que lui qu’il a la bonne boule au cerveau! Le reste on est tous carrés dans la tête!

Là, j’ai compris. J’ai pensé aux atomes carrés que je dessine. J’ai réfléchi, je pense. J’ai attendu la fin de la récréation. Une fois que tout le monde était assis à leur pupitre, j’ai levé la main. J’ai dit :

- D! L’Amérique est carrée! Même qu'elle est triangle! Les soirs de pleine lune!

- D! que Molbec a dit aussi. Les Vikings avaient construit un bateau en forme d'éponge! Ça a absorbé l'océan qu'il a traversé!

- D! et Plestine a dit. La terre est plate. On peut la voir comme on veut. Ça dépend les époques. Un jour elle sera carrée et on trouvera cons ceux qui disaient qu’elle est ronde. Le lendemain elle sera ronde et on trouvera cons ceux qu'on trouvait cons.

Tibère a pleuré le nom de Christophe Colomb. Si la prof Lucie avait été là, elle l'aurait consolé. Tout le monde aurait ri de lui. Mais là, on riait pas. On attendait que Bourbine nous donne la bonne réponse. Elle nous l’a jamais donnée. La cloche a sonné. Bourbine a souri. Elle a détaché ses cheveux avant de partir.

Le lendemain, la prof Lucie était de retour. La question du tableau était :

- Tibère a acheté deux pains à la boulangerie au coin de la 16e. Pourtant, dans son sac, il y en avait trois. Combien en a-t-il volés?

Plestine a prêté un mouchoir à Tibère. Elle lui a dit un mot au passage. Toute la classe a ri. Molbec faisait ses grimaces. Je suis le seul que j’ai pas compris le mot qu'elle a dit. Aujourd’hui, je suis pas sûr si Plestine est amoureuse de Tibère ou de Molbec. Peut-être. Peu importe. Tibère a levé la main pour répondre à la question de la prof Lucie :

- 16.

Demain, on ira voler des gâteaux à la boulangerie. On verra si Tibère réussit à en voler seize. Je pense qu’il a des chances. À condition qu'il ait d'autres sacs dans sa veste. Moi, si je réussis à toucher la joue de Bourbine, je pense que moi aussi. Moi aussi, j’ai mes chances. Tout le monde a ses chances.

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