CHAPITRE 1
JE VAIS VOUS RENCONTRER L'HISTOIRE DE TIBÈRE
Y AURA DEUX CHAPITRES MAXIMUM
 
 
Tibère  est bon à l’école. Il est bon alors il est gras. Il est gras alors il  fait rire de lui. Moi, je fais des fautes dans mes dictées. Alors je  suis maigre. Alors personne ne rit de moi. Sauf Tibère. Mais je m’en  fous. Quand il rit de moi, je lui dis qu’il est gras alors il pleure.  Alors je suis tranquille.
 
Personne n’aime Tibère. Il est  rond. Il est né avec une boule de graisse dans le cerveau. C’est dans  cette boule-là qu’il stocke les bonnes réponses aux examens. À ce qu’il  paraît, la mère de Tibère bouffait des livres d’histoire durant sa  grossesse. Des livres en chocolat. Qu’elle faisait frire. Et qu’elle  trempait dans le chocolat et qu’elle faisait refrire avant de verser de  la crème dessus. Elle ajoutait ensuite. Des pinotes.
 
Le  problème avec Tibère, c’est que la prof Lucie utilise toujours son  prénom dans les exemples du tableau : « Tibère a dix crayons. Il en perd  un. Combien lui en reste-t-il? » Là, Tibère regarde autour de lui. Il a  l’air fier de regarder ceux qui regardent au tableau. Il pointe son nez  de cochon vers moi. Il a un sourire de gros tata. Je fais semblant de  pas le voir. Je plie les coins de mon cahier de maths. Je dessine un  atome. Enfin, ce qui pourrait être un atome. Je ne sais pas. J’hésite  entre un carré ou un triangle.
 
Personne répond à la  question du tableau. Personne veut participer à une situation qui  implique l’existence de Tibère. Tout le monde attend que Molbec dise une  connerie. On rit. Il dit :
- Tibère a encore perdu quelque chose dans son nez? La semaine dernière c’était une tomate. Là c’est un crayon?
 
Molbec  lance un crayon à la gueule de Tibère. Tout le monde fait pareil.  Tibère croule sous une pluie de crayons. La prof gueule. Molbec s’en va  chez le directeur. Résultat : toutes les filles tombent amoureuses de  Molbec. Toutes les filles, même Plestine. Même elle, elle a des rêves  tout bas de prendre la main de Molbec près du mur de brique au  ballon-poire.
 
Le ballon-poire, personne y joue. Sauf  Plestine. Les gens normaux, ils préfèrent aller au parc. Le parc est en  face de l’école. Il y a des jeux, oui, mais surtout, il y a de la  drogue. Et ça, les filles détestent ça. Mais les garçons aiment ça. Et  les filles aiment les garçons qui aiment ça.
 
Moi, à la  récréation, je me retrouve souvent près du mur de brique au  ballon-poire. Plestine, je trouve qu’elle est mignonne. Elle a toujours  dans le nez un mot que je ne sais pas écrire. Plus je dis que je ne sais  pas écrire le mot, plus je gagne du temps pour réfléchir à comment  l’écrire. Rhume. Voilà. Même quand elle joue à la marelle, elle a le  rhume. J’aime qu’elle soit toujours malade. Ses vêtements ont la même  odeur que mon tube de colle. Je pense que je serais capable de la border  dans son lit. À condition qu’il soit rose. J’adore ses boîtes de  mouchoirs (il y a des nuages dessus) sur son pupitre (elle grave son nom  dessus). Surtout, j’adore quand elle se mouche dans sa manche parce  qu’elle n’a plus de mouchoirs.
 
Molbec aussi adore  Plestine. C’est pour ça qu’il traîne toujours d’autres mouchoirs dans sa  veste au cas où elle en manque. Il dit que Plestine a les joues en  plasticine saveur de bleuets. Il est con. Je pense qu’il fait exprès. Il  a fait exprès qu’elle tombe amoureuse de lui pour ensuite l’embrasser.  Pour ensuite attraper son rhume. Pour ensuite le refiler à la prof  Lucie.
 
C’est quand Molbec a craché dans le café de la prof  Lucie pendant la récrée que la semaine d’après nous avons eu la  remplaçante. La remplaçante s’appelait Bourbine. Elle est arrivée un  jeudi. Je m’en souviens parce que c’est ma journée préférée de la  semaine. Parce que ça commence par J. Parce qu’il y a beaucoup de  voyelles dedans. Je suis sûr que les mots qui finissent par une consonne  (comme Molbec) sont méchants.
 
Toute la classe connaissait  les rumeurs au sujet de Bourbine. On dit qu’elle est née adoptée. Son  père l’avait enveloppée dans un chiffon avec des chameaux dessus. Il  l’avait portée chez un pâtissier et avait reçu en échange l’équivalent  de ce que valait un pain baguette à l’époque. Trente sous ou à peu près.  À peine de quoi s’acheter une poignée de pinotes.
 
 
CHAPITRE DEUX
C’EST LE MAXIMUM DE CHAPITRES QUE J'AI DROIT D'ALLER
 
 
Bourbine  travaillait dans un mot que j’ai oublié comment l’écrire. Comment on  appelle ça. Un moulin? Le genre de moulin qu’on fait du pain dedans. Une  boulangerie. Bourbine boulangeait dans le moulin au coin de la 16e.  Elle avait tellement de joues qu’on dirait qu’elle avait jamais eu de  menton. Molbec se vante toujours à dire qu’il les a déjà touchées :
- Je vous jure! Ses joues rebondissent pareilles que de la pâte en caoutchouc! Je les ai touchées!
- Comment t’as fait?
- C’était une fois qu’elle avait les cheveux attachés. J’ai fait tellement vite qu’elle a rien pu faire.
- Elle t’a pas couru après?
- Bourbine? Elle court jamais.
 
Bourbine  a du mal à marcher parce qu’elle lui manque une jambe. C’est que le  pâtissier qui l’a adoptée croyait vraiment qu’elle était un pain  baguette dans un chiffon à chameaux. Il l’a placée sur sa planche à pain  et de son couteau sans regarder lui a taillé une veine dans le muscle  qu’il faut pas. Le village sachant que Bourbine était handicapée,  personne n’a jamais acheté de gâteau à sa boulangerie de la 16e. On les  volait à même le four sans crainte d’être rattrapés.
- Faut vraiment être gras pour se faire rattraper par Bourbine... dit Molbec.
 
Molbec  est méchant quand il parle. Il l’est aussi quand il se tait. Je pense  qu’il fait exprès. Je pense qu’il a déjà été gras, comme Tibère, et  qu’il a peur de le redevenir. Moi, je fais exprès de rien. Il manque à  mon cerveau un petit bout. C’est pas ma faute. Je suis né à la mauvaise  époque. L’infirmière dit que j’aurais dû naître dans un autre système.  Moi je dis que ma mère a pas assez bouffé de livres au chocolat durant  sa grossesse. C’est pour ça que je froisse mes cahiers de maths.  D’abord, je plie les coins. À la fin, les pages sont fripées comme des  mouchoirs. J’espère secrètement que le cerveau de Plestine ressemble au  mien.
 
Dans son cahier de maths, Plestine écrit toutes les  questions de la prof Lucie depuis le début de l’année. Entre  parenthèses, elle écrit une réponse qu’elle n’ose pas dire :
« Tibère a perdu ses deux bretelles. Combien lui en reste-t-il?
(Deux.)
« Tibère a dix doigts. Combien a-t-il de mains?
(Vingt.)
« Le train de Tibère avance à 90 km/h. Combien de kilomètres aura-t-il parcouru en deux heures?
(120 minutes/2h.)
« Tibère cueille une pomme. Pour la partager avec ses amis, il la coupe en trois parts égales. Combien a-t-il d’amis?
(Trois.) »
 
Le  jeudi que Bourbine est arrivée, Plestine était prête à transcrire dans  son cahier la nouvelle question du tableau. Bourbine est arrivée en  chaise roulante. Elle a pris la craie. Elle a écrit beaucoup plus bas  que d’habitude au tableau :
- Le bateau de Christophe Colomb a mis  huit mois pour traverser l’océan Atlantique. Compte tenu qu’il  naviguait à une vitesse approchant le 50 noeuds/heure, qui a découvert  l’Amérique?
a) Christophe Colomb
b) Les amérindiens
c) La bonne réponse
 
Tibère  tremblait. Il cherchait son nom sur le tableau. Il trouvait pas. La  classe souriait tout à coup. Bourbine a attaché ses cheveux avec un  élastique. Tibère a levé la main pour répondre :
- A! Christophe Colomb en 1492!
 
Bourbine  a fait semblant de pas le voir. Elle a pas dit bravo. Alors Molbec a  pensé que Tibère avait eu tort. Alors il a tenté sa chance :
- B? Les Amérindiens? Parce qu’ils étaient en Amérique avant que Christophe Colomb débarque.
 
Bourbine  a regardé dans la tasse à café de la prof Lucie. Elle a pas dit bravo.  Elle a sorti un morceau de pain de son sac. Plestine a regardé Molbec.  Elle était heureuse qu’il ait pas dit une connerie. J’ai cru qu’elle  allait le marier. Mais au lieu, elle a chuchoté :
- Ça dépend comment on voit les choses... Moi, je le dis à personne mais la terre je la vois plate...
 
Bourbine  a dit bravo à personne. Alors j’ai pensé que personne avait dit ce  qu’il fallait dire. J’ai chiffonné les pages de mon cahier. J’en ai fait  des mouchoirs au cas où Molbec avait pas de mouchoirs dans le cas où  Plestine en manquerait. J’ai levé la tête vers le tableau. Je pense que  j’ai réfléchi une seconde. J’ai levé ma main. J’ai dit :
- C. La bonne réponse.
 
Bourbine  a effacé le tableau. Elle est retournée s’asseoir devant la classe.  Toute la journée, elle nous a regardés. Le midi, on a pas mangé. On  s’est regroupé autour de Bourbine pour lui demander des indices. À la  récréation de l’aprème, ceux qui étaient pas au parc ont eu droit à  l’indice :
- Les réponses font partie de la question. La réponse est ailleurs.
- Alors c’est D! a dit Molbec.
 
Plestine  l’a regardé encore. Elle souriait. Elle était heureuse qu’il était pas  au parc. Moi, j’étais triste qu’elle était pas au ballon-poire près du  mur de briques rouges. Oui, D. Mais D quoi? D-ballon-poire? Non,  sûrement pas. Molbec a ajouté :
- Y a toujours rien que Tibère qui  voit les réponses que la prof Lucie veut entendre! Y a que lui qu’il a  la bonne boule au cerveau! Le reste on est tous carrés dans la tête!
 
Là,  j’ai compris. J’ai pensé aux atomes carrés que je dessine. J’ai  réfléchi, je pense. J’ai attendu la fin de la récréation. Une fois que  tout le monde était assis à leur pupitre, j’ai levé la main. J’ai dit :
- D! L’Amérique est carrée! Même qu'elle est triangle! Les soirs de pleine lune!
- D! que Molbec a dit aussi. Les Vikings avaient construit un bateau en forme d'éponge! Ça a absorbé l'océan qu'il a traversé!
-  D! et Plestine a dit. La terre est plate. On peut la voir comme on  veut. Ça dépend les époques. Un jour elle sera carrée et on trouvera  cons ceux qui disaient qu’elle est ronde. Le lendemain elle sera ronde  et on trouvera cons ceux qu'on trouvait cons.
 
Tibère a  pleuré le nom de Christophe Colomb. Si la prof Lucie avait été là, elle  l'aurait consolé. Tout le monde aurait ri de lui. Mais là, on riait pas.  On attendait que Bourbine nous donne la bonne réponse. Elle nous l’a  jamais donnée. La cloche a sonné. Bourbine a souri. Elle a détaché ses  cheveux avant de partir.
 
Le lendemain, la prof Lucie était de retour. La question du tableau était :
-  Tibère a acheté deux pains à la boulangerie au coin de la 16e.  Pourtant, dans son sac, il y en avait trois. Combien en a-t-il volés?
 
Plestine  a prêté un mouchoir à Tibère. Elle lui a dit un mot au passage. Toute  la classe a ri. Molbec faisait ses grimaces. Je suis le seul que j’ai  pas compris le mot qu'elle a dit. Aujourd’hui, je suis pas sûr si  Plestine est amoureuse de Tibère ou de Molbec. Peut-être. Peu importe.  Tibère a levé la main pour répondre à la question de la prof Lucie :
- 16.
 
Demain,  on ira voler des gâteaux à la boulangerie. On verra si Tibère réussit à  en voler seize. Je pense qu’il a des chances. À condition qu'il ait  d'autres sacs dans sa veste. Moi, si je réussis à toucher la joue de  Bourbine, je pense que moi aussi. Moi aussi, j’ai mes chances. Tout le  monde a ses chances.