30 août 2009

Tout le monde est mort



Je ne veux pas le dire et j’ai le droit de ne pas le dire, mon médecin me l'a dit : je ne suis pas obligé de tout écrire ce que je pourrais dire... Je veux dire, ce n’est pas écrit dans le ciel que tout devrait être écrit, tout comme tout ce qui est dit n’est pas toujours dit, je veux dire, les gestes, ça parle aussi, mais ce que je dis, là, c’est que je ne veux pas le dire, et si je ne veux pas dire une chose, j’ai le droit, car tout n’est pas nécessairement écrit, nécessairement dit, ni même insinué, je veux dire, les secrets, si le mot existe, c’est que quelqu’un a dû déjà dire « hé, viens ici, je vais te dire un secret... », ou encore « hé, viens ici, j’ai un secret à te dire : paraît qu’elle lui a dit un secret hier soir... »

Je veux seulement dire que, puisque le mot secret existe, j’ai le droit de l’utiliser, et de ne pas dire mon secret. Je dis le mot secret, oui, mais ce mot renferme un tas d’autres mots, quoi, il renferme le secret lui-même ; il renferme ce que vous ignorez ; il renferme si bien que vous n’avez aucune idée de ce qu’est mon secret, voilà pourquoi j’aime les mots, ce sont de véritables bouches cousues, de vrais amis, jamais ils ne s’échappent! J’adore les mots, parce que même si je dis le mot secret, le mot « secret » ne veut rien vous dire. Rien. Voilà, les mots, je les adores, parce qu’ils ne veulent absolument rien dire. Rien du tout. Si vous y pensez : que je vous dise que j’ai un secret à dire, j’ai beau dire le mot « secret » quarante fois, vous ne saurez pas plus ce qu’est le secret en question! N’est-ce pas formidable? Ma mère disait souvent : « Celui qui ne dit rien, qui ne fait rien, qui ne pense rien, n’existe pas. » 

Les mots ne veulent rien dire, et même lorsque je dis que les mots ne veulent rien dire, ça ne veut pas tout à fait dire quelque chose, ça dit presque rien en fait, ça dit à peine que les mots veulent dire quelque chose, alors que c’est tout le contraire que je tente de dire, je veux dire que les mots ne veulent rien dire, et cela, cette phrase-là, est carrément incompréhensible. Pensez-y. « Les mots ne veulent rien dire ». Bien sûr, ils ne veulent rien dire, ils n’ont pas d’envie ou de désir de dire quelque chose... Mais « les mots ne veulent rien dire », au sens propre, ça ne veut rien dire! On se demande : les mots ne veulent rien dire? Vraiment? Est-ce possible? Alors pourquoi parlons-nous? Allons donc! Ça ne veut rien dire! 

Ça ne veut absolument rien dire, comme tous les mots d’ailleurs, rien ne veut dire rien, tout veut se taire ouais, je crois que tout préfère se taire et à vrai dire, n’y avez-vous jamais pensé, les mots aiment-ils être nommés? Je ne crois pas. Les mots préfèrent être tus, ils ne sont pas faits pour être prononcés, pas même faits pour être pensés, juste faits pour être dessinés comme une suite de lignes courbes qui ne signifient rien, rien du tout. Rien n’est jamais expliqué. La preuve : mon médecin ne m'explique jamais rien. Et lorsqu’on tente d’expliquer une chose, la moitié des gens à qui l’on tente d’expliquer cette chose ne comprend rien. Alors à quoi bon les mots? Je pose la question, à quoi bon écrire des milliers de mots alors que la moitié des gens à qui l’on écrit ces mots ne comprendra rien, et avec raison, puisque ces mots ne veulent rien dire! Je pose plutôt la question : mais que comprennent ceux qui comprennent, s’il n’y a rien à comprendre? 

Vraiment, ceux qui ne comprennent rien aux mots qui ne veulent rien dire, ils sont tout à fait dans le droit chemin, mais ceux qui comprennent? S’inventent-ils toujours d’impossibles significations à tout ce qui se pose devant eux? Savent-ils vraiment ce qu’est une banane? Je veux dire, si je leur disais, ba-na-ne, le jaune s’illuminerait-il dans leur esprit? Leur peau deviendrait-elle jaune? Si oui, alors bravo, mais si je leur disais que la banane en question n’était pas mûre, créerais-je un bug dans leur tête qui oscillerait entre le jaune et le vert?

Personne ne peut m’obliger à dire ce que je ne veux pas dire. Mais puisqu’il n’y a personne pour comprendre mes mots, et puisque mes mots ne veulent rien dire : ma mère m’a souvent dit, en secret : « celui qui ne dit rien, qui ne fait rien, qui ne pense rien... Est mort... »

Je ne crois pas que cela ne veule rien dire, et puisque ces dix derniers mots ne veulent rien dire pour certaines personnes, je dirais plutôt que je crois que cela ne veut rien dire, et je parle de cette histoire de banane ou de mort, histoire qui n’en était pas nécessairement une, car qui sait ce qu’est une histoire? Ce que je vous dis, là, est-ce une histoire? Y a-t-il un personnage? Oui, moi. Mais ce moi est narrateur, alors c’est un demi-moi, ou mieux encore, il n’est pas du tout moi, il n’a rien de moi, en ce sens où même celui qui parle ne parle pas vraiment, même celui qui dit ne dit pas vraiment, car celui qui dit n’est pas celui qui dit, autrement dit, celui qui dit exister n’existe pas. Même celui qui narre ne narre pas, même celui qui parle ne parle pas, même celui qui écrit n’écrit pas, même celui qui dit ne dit pas. Rien ne se dit, rien ne s’écrit, rien ne se parle, rien ne se narre, rien ne se fait. Car celui qui fait, fait-il vraiment? Si je fais un gâteau, je me demande, fais-je vraiment un gâteau si je le mange après l’avoir fait? Non mais, je veux dire, celui qui fait et qui ingurgite ce qu’il a fait, devient-il ce qu’il a fait? 

Celui qui fait ne fait pas toujours, de même que, lorsque je reçois un coup de fil pendant que je suis en train d’écouter la télé, je réponds et si mon interlocuteur me demande « qu’est-ce tu faisais? », je réponds « rien! » Je ne réponds pas que j’écoutais la télé, je ne réponds pas que je lisais, je ne réponds pas que j’écrivais... Dès qu’on me demande ce que je faisais, je réponds rien. Pas que je réponde rien, non, je réponds quelque chose, je réponds « rien », en ce sens où je tiens à dire à mon interlocuteur que je ne fais rien, qu’en tout temps il peut bien débarquer chez moi, sans problème, dans l’espoir que nous pourrions faire enfin quelque chose, car sans l’autre, la vie n’est rien et/ou est rien, vide de sens, pourrait-on dire. Pourrait-on dire...

Ce qu’on pourrait dire se limite certainement à ce que les autres pourraient comprendre, et puisqu’ils comprennent toujours bien davantage que ce qu’on pourrait dire, on n’ose pas rien dire, enfin, on ose rien dire, car c’est ce que nous disons, mais on n’ose pas dire. Car les autres disent comprendre alors que rien n’a été dit, bien plus de gens comprennent les paroles des gens qu’il n’y a de gens qui ont effectivement parlé, il existe beaucoup plus de gens qui ont lu que de gens qui ont écrit, c’est ainsi, la compréhension est bien plus populaire que l’énonciation. Cela dit, je n’ai jamais voulu dire cela. 

De la même façon, personne n’a jamais voulu rien dire. Je veux dire, personne ne dit rien. C’est drôle. Le nombre de fois où j’ai entendu mon médecin dire : « Je n’ai pas voulu dire que vous alliez mourir, Monsieur, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire! Je n’ai voulu rien dire! Rien du tout! Couchez-vous sur le dos. »

L'autre jour, pendant que mon médecin examinait mes cordes vocales, je lui ai demandé : « À quoi pensez-vous, Docteur? » Et mon médecin, naïvement, a répondu : « À rien, Monsieur, arrêtez de parler!... »

Dès lors, mon titre était trouvé. Tout le monde est mort ; personne ne dit rien, personne ne fait rien, personne ne pense rien, personne n'existe. Mais c'est un secret. Ne répétez à personne ce que je viens de vous dire. Car si tout le monde apprenait que tout le monde est déjà mort, plus personne ne se battrait pour la vie des autres... Et comment je ferais, moi, pour vivre sans mon médecin? 

1 commentaire:

William Drouin a dit...

Appréciation de l'auteur : * * * *