25 août 2009

Les rues noires



Il y a sur le mur de la maison dehors une lanterne qui éclaire avec des moustiques autour et il fait noir, mais les gens discutent, les gens jouent aux cartes dans la pénombre et moi, dans la fraîcheur de la pelouse, dans l’humidité, je devrais être couché mais tous les parents du village ont décidé que c’était vendredi et que le couvre-feu est levé : les enfants peuvent se balader n’importe où même s’il est passé minuit. C’est dans ces moments comme celui-là que je remercie la terre de m’avoir fait un frère. Ça fait quelqu’un avec qui se balader dans les rues noires, et dans la cour arrière, ça fait quelqu’un avec qui endurer la musique des parents. 

J’étais jeune et je ne comprenais rien de ce que disaient les vieux. Je dirais même plus : je me foutais de ce qu’ils racontaient. Tout me paraissait obscure et étrange, parfois ennuyant, mais toujours remarquablement nouveau. Pour cette raison, tout s’ancrait si rapidement dans ma mémoire, sans que j’y fasse attention, que c’était comme si j’avais autour de moi un champ magnétique attirant la totalité de mes possibles souvenirs. Tout me collait à la peau. Une éponge, voilà ce que j’étais. Je regrette aujourd’hui cette époque spongieuse... Je me demande ce qui se serait produit si, au lieu de tout absorber, j’avais tout craché.

Mais je ne suis pas là pour supposer, encore moins pour regretter. Je suis là pour vous expliquer que Marie-Ève habitait dans les rues noires près du fleuve. Mon frère et moi avions marché jusqu’à chez elle, simplement pour voir sa maison et l’imaginer, elle, à l’intérieur de cela, faisant je ne sais pas quoi, dormir peut-être, qui sait, et nous tentions d’expliquer à quel point elle devait être belle lorsqu’elle dort.

Nous étions amoureux d’elle. Comme deux frères idiots qui ignorent les rivalités que posent l’amour. Et de voir sa maison, comme ça, la nuit alors que nous avions l’habitude de la voir en plein jour, c’était comme regarder une chose sous un nouvel oeil. Comme la première fois où vous avez mis le pied dans la cour de votre école primaire la nuit : étrangement nouveau. Vous réalisez alors que les choses existent autant la nuit que le jour, à la différence qu’elles sont un peu plus foncées. Mais de voir ce foncé, ce noir qui nous avait longtemps été caché par le couvre-feu, ça nous avait ouvert les yeux sur un nouveau monde. Mon frère avait alors vu la possibilité de ne pas retourner se coucher : 

- Je me demande si c’est possible de rester réveillés jusqu’à demain matin...

- Demain matin? Même si on dort pas, le soleil va se lever quand même? Pour rien tu penses?

- J’ai entendu papa dire que c’était possible. Le soleil va se lever pis on va être demain. C’est le soleil qui tourne... genre...

- On va être transportés... genre... 

Mon frère avait la ferme intention de rester éveillé devant la maison de Marie-Ève. L’idée de la voir sortir de chez elle au petit matin, et d’être témoin de sa sortie, ça le faisait sourire. L’idée me plaisait aussi, seulement, j’étais de deux ans plus jeune que lui. Je savais qu’il serait deux fois plus difficile pour moi de passer la nuit debout. Et mon frère le savait aussi. Il avait la mauvaise manie de vouloir toujours tout gagner, et moi, j’avais la mauvaise manie de toujours me dire que mon frère avait la mauvaise manie de toujours gagner, ce qui me faisait abandonner toute compétition. Nous avions seulement soulevé l’idée d’une nuit blanche que, déjà, je prévoyais échouer : mon frère va voir Marie-Ève sortir demain matin, pis moi, je la verrai pas parce que je vais être en train de dormir sur le gazon juste là...

- Si on s’assit sur l’asphalte, tu peux pas t’endormir sur le gazon. Envoye, tu vas être capable! On fait ça. 

Nous étions assis sur le trottoir. Les pieds sur la chaussée. Nous attentions que le soleil se lève, mais surtout, que Marie-Ève sorte de chez elle. Mon frère devait croire qu’elle verrait cette nuit blanche comme une preuve d’amour, un gage de romantisme, et qu’elle accepterait de l’embrasser sitôt qu’elle le verrait. Reste que, plus la nuit avançait, plus nos lèvres racontaient d’histoires, et plus nous apprenions de choses sur l’un et l’autre.

- T’aimes qui toi? m’a demandé mon frère.

- Je sais pas...

- Isabelle m’a dit qu’elle te trouvait beau.

- Isabelle? Hein, non! Elle est grosse...

- T’aimes qui d’abord?

- Tu le sais... Comme toi. Marie-Ève.

- Tu fais tout le temps comme moi, arrête de me copier pis trouve-toi ta blonde!

- Marie-Ève c’est pas encore ta blonde!

Et nous nous sommes disputer de cette façon une bonne partie de la nuit. De disputes en disputes, le soleil a fini par se montrer derrière la maison de Marie-Ève. Peu à peu, les boîtes à fleurs sont devenues roses. Et les rideaux, jaunes. La voiture, quant à elle, est restée noire.

- Attends! Je vais aller cueillir une fleur pour Marie!

- Ouais! Moi aussi!

- Non! C’est mon idée! 

J’obéissais toujours à mon frère. Je suis resté assis tandis qu’il allait cueillir une fleur dans la boîte à fleurs de Marie-Ève. Il est revenu s’asseoir à côté de moi, sa fleur à la main. Il devait être six heures. Le samedi, Marie-Ève pouvait bien se lever vers les neuf heures... qui sait. Nous attendions son réveil. 

Vers neuf heures, je dormais couché sur la pelouse depuis déjà une bonne heure. Mon frère, lui, faisait tourner la tige de la fleur entre ses doigts. Il patientait, comme dans les films. Son acte romantique devait inévitablement prendre fin. Marie-Ève n’avait rien à faire dehors ce matin-là. Elle regardait peut-être la télé. 

Mon frère n’avait pas eu le courage d’aller cogner à sa porte. La nuit blanche avait été pour lui un échec. Il m’a regardé, endormi sur le gazon, puis il a chuchoté : 

- T’as gagné... Moi je m’en vais me coucher...

Il a jeté sa fleur sur le trottoir, puis il est remonté par la côte jusqu’à chez nous. Il redoutait l’humeur des parents. Il songeait probablement déjà à un plan. Il avait probablement déjà trouvé une solution pour faire croire qu’il n’était jamais sorti de la maison la veille. 

Vers dix heures, des voitures ont commencé à passer sur la rue devant moi. Je me suis réveillé, un peu paniqué, mais content d’avoir survécu à la nuit blanche. J’ai trouvé, sur le trottoir, la fleur que mon frère avait laissée. Je l’ai pris, puis j’ai essayé de comprendre comment les choses avaient pu tourner de cette façon :

- C’est con. Il est parti. J’ai gagné... Mais il s’est rien passé.

Je me suis approché de la maison de Marie-Ève. Puis, après quelques minutes d’hésitation, j’ai cogné à sa porte. Sa mère m'a ouvert et j'ai dit : 

- Allo. Est-ce que Marie-Ève est là?

- Oui, un instant. Marie!

Puis elle est arrivée devant moi comme un ange en pyjama qui venait de manger un bol de froot loops.

- Allo. C’est une fleur. C’est pour toi. Mon frère voulait te la donner tantôt, cette nuit, mais là il est parti se coucher, il était trop fatigué...

- T’as pas dormi de la nuit?!

- Moi oui. J’ai dormi sur ton gazon. Mais lui... il t’aime. Bye!

J’ai couru jusqu’à chez moi comme un enfant. C’était bien ce que j’étais. Enfin, j’avais donné à mon frère la seule victoire qu’il lui revenait. La possibilité qu’une nuit, Marie-Ève revienne l’attendre jusqu’au matin devant notre maison. Et cette nuit a effectivement eu lieu. Le lendemain, pendant la nuit, mon frère a entendu une jeune fille mettre la main dans la boîte à fleurs de la maison, dehors, sous la fenêtre donnant sur sa chambre.

- Marie! 



2 commentaires:

William Drouin a dit...

Appréciation de l'auteur : * * * * *

Charlotte Gautier a dit...

tu me l'avai raconté et g encore une foi trouvé ça trop bon comme histoire! c miiignon! lol :)