23 août 2009

N O V I N A



N   O   V   I   N   A



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L'enfant au chapeau convexe



Burçot me traînait sur le tapis du couloir comme si j’étais une poche de vers de terre sur le quai d’un pêcheur. Je ne sais pas si l’image est exacte, car l'image était justement mon problème. Un sac d'appâts. J’étais de la viande. Une pièce de viande qu’on traînait jusqu’au salon de Baptiste. Et même si je ne sais plus trop ce que j’étais, je sais qu’ils avaient besoin de moi. Burçot me répétait que j’étais leur candidat, leur dernier candidat. Il me rassurait du mieux qu’il pouvait en me disant que ce n'était pas une question de vie ou de mort. À cette époque, je n’avais que dix ans. Lui en avait douze. Il était de son devoir de me rassurer. Sans quoi je n’aurais jamais pu être son ami.

Burçot : Tu es le candidat idéal. Tu sais pourquoi? Parce que tu es le dernier candidat de tous les candidats! Ils vont faire avec toi! Pas de choix!

J’avais rencontré le Docteur Draüs un mois avant d’entrer chez les candidats de la maison Juliette. Ma rencontre avec le docteur s’était très bien passée. Il avait des doutes au sujet de mon chapeau, mais Burçot avait vite fait de les régler avec ses mensonges.

Draüs : Et son chapeau, il peut l’enlever?

Burçot : Oui, bien sûr... il va l’enlever quand ça sera le temps de l’enlever! C’est le candidat idéal, que je vous dis! Il a dix ans, il n’a jamais connu sa mère et il la cherche.

Draüs : C’est vrai ce que dit Burçot? Tu veux une maman?

Burçot a été le premier à m’apprendre ce qu’était un candidat : « un candidat, c’est quelqu’un qui cherche une maman. » Alors j’étais candidat. C’est vrai. Je n’avais jamais connu ma mère. Et quand le Docteur Draüs m’a demandé si je voulais vraiment une maman, j’ai souri. Et pour Draüs, quiconque sourit acquiesce. Pour lui, un candidat, c’est quelqu’un qui sourit. Les mots ont autant de définitions qu’il y a de gens qui parlent dans l’univers.

Burçot s’apprêtait à me faire entrer dans le salon de Baptiste. Il me traînait lentement, comme s’il redoutait mon entrée au salon. Il s’inquiétait au sujet de mon chapeau. Il ne me parlait que de ça. Il me disait : nous leur dirons de pas regarder ton chapeau, et ils regarderont rien, tout ira bien, tu vas voir, tu auras ta nouvelle maman et elle t’aimera, tu vas voir, elle va t’aimer. Il se retenait de ne pas pleurer. Pendant ce temps, dans le salon, sur des divans presque mauve foncé, ça criait.

Baptiste : Qu’est-ce qu’il fait Burçot? Il reste des candidats?

Draüs : Il en reste, c’est sûr... Burçot! Ramène ton cul avec un autre candidat! 

Burçot : Oui oui! J’arrive! Candidat numéro 112 : Sixpé Clandres, un ami à moi! Mais je vous préviens, son chapeau est convexe, alors faut pas le regarder...

Draüs : Burçot! T’es con ou quoi? Bien sûr qu’on va le regarder son chapeau!

Burçot a ouvert la porte du salon comme on jette un criminel au bout d’un pont de pirate. Il m’a placé devant Messieurs Baptiste et Draüs pour l’évaluation.

Draüs : Son chapeau est convexe? Vu de l’extérieur, peut-être...

Baptiste : Que voulez-vous dire, Docteur Draüs?

Draüs : Si Clandres retirait son chapeau, nous verrions que l’objet peut tout aussi bien être concave... C’est un chapeau...

Baptiste : Un chapeau est un objet de forme convexe, Monsieur Draüs! Cessez vos plaisanteries!

Clandres : Mais c’est rien qu’un chapeau... Où est Mademoiselle Deloise?

Draüs : Hé! Le jeune... Juliette ne voudra jamais d’un enfant qui porte chapeau convexe, compris? N’est-ce pas Baptiste?

Baptiste : Ma femme a horreur du convexe... Sixpé, s’il te plaît, mêle-toi de ce qui te regarde... Nous tentons de régler ton problème de chapeau. C’est un problème formel.

Draüs : Un problème de géométrie! J’y pense! Où est passé notre géométr...ologue? Géo...maticien? Le type qui se promène avec des équerres!

Baptiste : Je ne l’ai plus revu depuis la semaine passée... 

Draüs : La semaine passée...? C’était...

Baptiste : Draüs! Ne me dites pas que vous ne vous rappelez pas... Vous argumentiez à l’effet qu’un cercle avait un nombre infini de côtés! Vous saviez très bien que le type de la géométrie allait tenter de vous prouver le contraire!

Draüs : Eh quoi! Si les géo...mathématiciens croient qu’un cercle n’a qu’un seul côté, eh bien, j’aime autant ne pas en avoir! De ces... géomates! 

Baptiste : Écoutez, Draüs, Juliette veut voir son enfant... un enfant... n’importe quel enfant qui pourrait être le sien, alors retournez voir le gars de la géométrie et dites-lui qu’un cercle n’a qu’un seul côté! Ensuite, vous verrez ce qu’il peut faire de ce chapeau!

Draüs : Merde! Clandres! Vous n’auriez pas pu venir sans votre chapeau?!?

Clandres : Mais... j’ai toujours eu mon chapeau... 

Burçot : C’est vrai, Monsieur Draüs, mon ami a toujours eu son chapeau, il l’avait quand vous l’avez rencontré il y a de ça un mois, et quand vous m’avez demandé de l’amener ici, vous saviez très bien que la forme de son chapeau était celle-là, comme tous les autres chapeaux d’ailleurs, je ne vois pas...

Draüs : Burçot! Ta gueule. Sixpé, tu veux dire que tu existes avec ce chapeau-là? Tu veux dire que c’est un vrai chapeau?! 

Clandres : Aussi vrai que votre pantalon et que votre moustache, aussi vrai que les lunettes de M’sieur Baptiste! Et aussi vrai que les culottes de Burçot!

Baptiste : Non, mes lunettes, je ne suis pas né avec. Je peux les enlever quand je veux. Attendez voir...

Draüs : Là n’est pas la question, Baptiste! Vous vous rendez compte du problème qui se pose? Clandres ne peut pas enlever son chapeau! Il fait partie de ce qu’il est! Burçot! Combien il reste de candidats pour... la candidature de... vous savez, combien reste-t-il d’enfants derrière la porte?! 

Burçot : Sixpé était le dernier, Docteur...

Draüs : Alors c’est ça? On n’a pas le choix? Ce sera ça, l’enfant de Juliette? Votre enfant, Baptiste! Regardez-le! Il a un chapeau de forme convexe sur la tête!

Baptiste : Mais Draüs, vous avez bien dit tout à l’heure que son chapeau pouvait aussi être de forme concave, non?

Draüs : C’est possible, oui, mais combien de temps avons-nous...

Baptiste : Nous aurons le temps que ça prendra! Draüs, faites tout ce qui est en votre pouvoir pour donner à un ce chapeau une forme concave! Et Burçot, retourne à la maison et entre dans la chambre de ma femme. Dis-lui que son enfant s’appelle Novina et qu’il ne tardera pas à se présenter. Dis-lui qu’il a un léger retard... à cause d’un... coup de soleil sur la tête. Ça passera! 

Burçot : Mais, Monsieur Baptiste... Clandres ne peut pas avoir eu de coup de soleil sur la tête... Il a un chapeau sur la tête...

Baptiste : Burçot, tu sais ce que disent toujours les idiots? 

Burçot : Non Monsieur?

Baptiste : Ils disent toujours « Il a un chapeau sur la tête. » Alors tais-toi et fais ce que je te dis!

Burçot suivait les ordres de Baptiste. Il manquait en lui-même l’estime de lui-même. Il était grassouillet et convexe. Dès que Baptiste lui ordonnait quelque chose, Burçot s’activait comme si sa vie en dépendait. Je me disais que c’était pour l’argent : si Baptiste avait les moyens de s’offrir un docteur, un alchimiste, un magicien, un philosophe, un enfant pour sa femme, un géo...métaticien, il pouvait bien s’offrir un Burçot sous-payé.

Plusieurs fois, ils m’ont forcé à retirer mon chapeau. Mais, évidemment, j’en étais incapable. Je ne suis pas un extra-terrestre. Je n’habite pas les autres univers, les autres dimensions, là où les gens peuvent peut-être se dévêtir puis se vêtir comme bon leur semble. On ne peut pas transgresser les lois du monde qu’on habite. On ne peut pas demander à un homme de retirer son chapeau lorsqu’il a été créé avec!

Clandres : Je vous l’ai déjà dit, c’est un vrai chapeau! Les gens m’ont appelé Sixpé et j’ai eu le chapeau qui venait avec!

Draüs : À moins qu’on lui mette un truc sur la tête?

Vestegarde : Un truc?

Draüs : Un ballon, une housse, une couette, un voile de mariée! Je ne sais pas moi! Quelque chose qui envelopperait cette horreur convexe?

Vestegarde : Je n’ai rien de tout ça, Docteur Draüs... Allez plutôt voir le géo... Le type qui se promène avec des équerres...

Draüs : ...Hum, non. Disons que j’entretiens avec ce type-là un lien amical plutôt fragile... Disons que ce lien ressemble à une ficelle avec laquelle un bulldozer ferait du bungee... Vous voyez ce que je veux dire...

Vestegarde : Eh bien... Vous devriez vous poser la question : est-ce vous qui contrôlez le bulldozer, Draüs?

Draüs : ? Je n’ai pas de permis de bulldozer...

Vestegarde : Dites-vous bien une chose... Prenez garde : des gens nous lisent au moment-même où nous nous parlons...

Vestegarde était le philosophe de la maison Juliette. Il n’avait que de vagues réponses au sujet de ce qu’il fallait faire de mon chapeau. Et puisque Draüs refusait toujours de visiter l’homme aux équerres sans nom, il a proposé l’alternative. Il m’a emmené dans son laboratoire en me disant que c’était possible pour moi de retirer mon chapeau. 

Draüs : Une petite incision là... Une coupe là... Je n’enlèverai qu’une infime partie de ton cerveau, Sixpé, et la totalité de ton chapeau. Qu’en dis-tu? Tu perdras la partie supérieure de ton crâne, mais tu seras enfin débarrassé de ce chapeau. Et tu auras une maman. C’est ce que tu veux n’est-ce pas? Une maman?

Clandres : Oui Docteur, une maman...

Et j’ai souri sans trop de pensées. Et le Docteur Draüs a sorti le scalpel, les couteaux, tous les instruments pour enlever la forme convexe de quiconque possède une forme convexe. En moins de trente minutes, c’était fini. Il avait recousu la petite membrane trop mince recouvrant mon cerveau fragile. J’avais une nouvelle tête. Mais je n’avais plus de chapeau.

Draüs : Burçot! Baptiste! Vous pouvez avertir Mademoiselle Deloise! Son enfant est prêt! Enfin, son enfant s’en vient! Il a guéri son coup de soleil!

L’équipe est montée du salon à l’escalier, de l’escalier à la chambre de Juliette. Ils espéraient que le dessus de mon crâne soit invisible, mais ils s’énervaient parce qu’on voyait les marques, comme des marques de machine à coudre sur mon front. J’ai fait l’arrivée devant Mademoiselle Deloise et j’ai perdu les mots à cause de l’opération.

Clandres : Bonne our ma ne moiselle Deloise...

Burçot : Haha! Ne vous inquiétez pas, Juliette. Novina voulait dire Bonjour Mademoiselle Deloise... 

Juliette : Tais-toi Burçot! Je n’ai pas besoin d’un traducteur lorsque mon fils me parle!

Burçot : Excusez-moi Mademoiselle Deloise... Novina, vous pouvez vous présenter...

Clandres : Oui! C’est moi, Maman, je suis Novina! Bonjour, ma de moi... maman! 

Baptiste : Mais, chérie, c’est qu’il n’a pas encore appris à parlé... Oh, je vois! Les bébés, ça prend du temps... On lui apprendra tout ça ensemble chérie...

Mademoiselle Deloise avait fait le silence. Elle observait la situation. Elle a regardé le dessus de mon crâne qui n’était pas tout à fait du même beige que le reste de mon visage. J’ai paniqué à l’intérieur de moi, mais je n’ai pas dit les sons. Puis, Baptiste a voulu expliquer : 

Baptiste : Juliette... Tu as enfin retrouvé ton enfant. Novina, c’est lui! Les tests d’ADN correspondent, n’est pas Docteur? Celui que tu demandes depuis dix ans! Il est là, devant toi. Allez, serre-le dans tes bras... Il a besoin de ton amour.

Juliette : Qu’est-ce qu’il a sur la tête? Il a été recousu?!

Draüs : Hum. Non. Échappé. Il a été échappé. Oui. Dans une rivière. Dans l’eau, mais pas dans l’eau. Sur une roche. Sa tête a frappé contre une roche. Terrible accident... Il a fallu le guérir. Mais son QI est identique à la moyenne!

Baptiste : Non! Pas identique! Draüs, que dites-vous... Supérieur! Son QI est supérieur! Chérie, je te jure, cet enfant est le nôtre...

Juliette : Baptiste, mon chéri... C’est moi qui ai payé pour les démarches pendant huit ans... Je vous ai fait confiance pour que vous retrouviez mon fils, Novina. Et maintenant, enfin, j’obtiens une réponse... Alors, oui, cet enfant a intérêt à être le mien!

Clandres : Oui Ma, maman. Mais je viens de naître, alors c’est un peu la complication...

Juliette : Burçot, n’as-tu rien à dire au sujet de ce Novina? Il me paraît abruti!

Burçot : C’est pourtant lui Mademoiselle, c’est bien lui... Je l’ai trouvé en train d’écrire dans un parc. Il écrivait à sa mère, mais sans savoir à qui adresser la lettre...

Juliette : Peux-tu me la lire, cette lettre, Burçot?

Burçot : Euh, mais, Mademoiselle...

Juliette : Burçot!

Et Burçot a sorti de sa poche une lettre que je n’avais pas écrite. Ce n’était pas mon écriture. Et ce qu’il a raconté en lisant la lettre, c’était comme un rêve que je n’avais pas rêvé.

Burçot : Maman... tu es méchante...

Draüs : Burçot! Qu’est-ce que tu fous! Range cette lettre! 

Burçot : Tu es méchante parce que tu ne sais pas que je suis ton enfant, mais peut-être si tu savais, tu pourrais cesser de me donner les ordres de papa qui me dit toujours...

Baptiste : Burçot! Dans ta chambre!

Burçot : Alors que je n’ai pas vraiment de chambre... Parce que le seul endroit où je pourrais dormir sans faire des cauchemars, c’est dans ton lit. Je ne sais pas pourquoi j’ai arrêté d’être ton enfant. C’est papa qui a changé mon nom. Mais depuis que je sais écrire...

Et Baptiste a agrippé Burçot pour le transporter dans sa chambre mais il se débattait comme un orphelin. Il tenait la lettre qu’il avait écrite et il voulait poursuivre la lecture mais son père l’empêchait en lui criant d’aller à la chambre. Et encore, le silence qui a fait du bien, Juliette a mis de la colère très pâle dans la pièce.

Juliette : Baptiste! Laisse-le finir!

Burçot : Je n’écris que pour prouver que j’ai une mère...

1 commentaire:

William Drouin a dit...

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