25 juillet 2016

Le Buzz de la Batiscan

Au sommet des rochers, un barrage d’une centaine de mètres retenait la rivière d’échapper son courant sur les baigneurs qui se déridaient tout en bas, dans les aires lacustres et plates que la rivière laissait tomber sur le sable; une plage - on l’appelait plage lorsque l’eau de la rivière ne la submergeait pas - avait été aménagée au pied du barrage et des vacanciers y allaient pour prendre du temps ou en perdre, s’enduire de glaise ou faire des promenades d’après-dîner. Un sentiment de quiétude régnait pendant les pique-niques, on ne peut pas dire le contraire.
Le soir, à la brunante, on entendait « le buzz », un bruit clair que faisait le barrage au moment d’ouvrir les valves. Sous prétexte de contrôler son niveau d’eau, la rivière donnait alors son coup d’envoi : elle déferlait ses galons, inondait la plage, noyait ceux qui s’y reposaient encore, noyait assurément les sourds .
François n’était pas sourd. Il connaissait l’existence du buzz. Chaque été, depuis sa naissance, sa mère l’emmenai t se baigner dans la rivière. Ils campaient non loin de là, sur une dune rocheuse, à l’abri des mouvements de l’eau. Les clapotis n’avaient aucun secret pour lui , non plus le bruissement des arbres, ni la musique des oiseaux qui dérangeait son sommeil : pic-bois, merle, cardinal, oiseau moqueur... Il pouvait le s nommer , tous. Pour écourter ses promenades et retenir son envie d’ explorer autour , sa mère lui faisait craindre le buzz :
- François, ne t’approche pas de la rivière le soir. Si tu entends le buzz, reviens tout de suite.
-Sinon quoi?
- Sinon l’eau de la rivière monte.
- Et?
- Et tu meurs. Noyé. Frette-sec.
Lors de son dernier passage à La Batiscan, François devait avoir cinquante-trois ans. Il avait dû réserver seul le terrain de camping que sa mère préférait , celui tout près du barrage - elle était morte. I l passait des soirées à se rappeler l es saucisses que sa mère faisait cuire sur les tisons . Désormais, François les mangeait froides. Par on ne sait quel débridement, il avait réussi à prendre un poids qu’il ne pouvait plus souffrir. Il était gros, obèse , il se l’avouait, et les soirées qu’il passait près de la rivière à s’empiffrer de saucisses n’arrangeaient rien.
Le 18 juin 1941, à seize heures vingt, François portait un short bleu. Il prit la décision de visiter la rivière. Il savait que le buzz retentirait à seize heures trente , descendit quand même la côte jusqu’à la plage, s’avança dans l’eau, se plaça au centre de la rivière sur une pierre qui lui permettait de sortir la tête hors de l’eau. Il attendit le buzz.
Et le buzz vint. François se tourna un moment vers les arbres bordant la berge . En moins d’une minute, sa tête fut ravalée par l’eau qui descendait du barrage en une chute grandiose. Puis, l’eau passa. Le sable de la plage résorba l’excès. François sentit se s cheveux mouillés, son corps vivant, gros, mais vivant, et l’eau ruisseler sur ses seins - il n’était pas mort. Il nagea jusqu’au premier arbre, s’y accrocha, et à bout de souffle, s’adressa à La Batiscan : « Ton prochain buzz, fais -le plus fort... » Obèse et stupide, il tenta encore de se tuer pour rejoindre sa mère, au milieu de la rivière, mais il n’entendit jamais qu’elle se moquait de lui .

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