Au sommet des rochers, un barrage d’une 
centaine de mètres retenait la rivière d’échapper son courant sur les 
baigneurs qui se déridaient tout en bas, dans les aires lacustres et 
plates que la rivière laissait tomber sur le sable; une plage - on 
l’appelait plage lorsque l’eau de la rivière ne la submergeait pas - 
avait été aménagée au pied du barrage et des vacanciers y allaient pour 
prendre du temps ou en perdre, s’enduire de glaise ou faire des 
promenades d’après-dîner. Un sentiment de quiétude régnait pendant les 
pique-niques, on ne peut pas dire le contraire.
Le soir, à la brunante, on entendait « le buzz », un         bruit clair
 que faisait le barrage au moment d’ouvrir les valves. Sous   prétexte 
de contrôler son niveau d’eau,  la rivière donnait alors son coup 
d’envoi : elle déferlait ses galons, inondait la plage, noyait ceux qui 
s’y reposaient encore, noyait assurément les sourds   .     
François n’était pas sourd. Il connaissait l’existence du   buzz. Chaque
 été, depuis sa naissance, sa mère l’emmenai  t se baigner dans la 
rivière. Ils campaient non loin de là, sur une dune rocheuse, à l’abri 
des mouvements de l’eau. Les   clapotis   n’avaient aucun   secret pour 
lui  , non plus le bruissement des arbres, ni la musique des oiseaux qui
 dérangeait son sommeil : pic-bois, merle, cardinal, oiseau moqueur... 
Il pouvait le       s nommer  , tous.   Pour écourter ses promenades et 
retenir son envie    d’       explorer     autour ,      sa mère lui 
faisait craindre    le buzz : 
- François, ne t’approche pas                de la rivière le soir. Si tu entends le buzz,   reviens tout de suite.  
-Sinon quoi?
- Sinon l’eau de la rivière monte.
- Et?
- Et tu meurs. Noyé. Frette-sec.
Lors de son dernier passage à La Batiscan, François devait avoir 
cinquante-trois ans. Il   avait dû réserver seul    le terrain de 
camping que sa mère préférait  ,   celui              tout près du 
barrage - elle était morte. I  l passait des soirées à se rappeler 
l            es saucisses que sa mère  faisait cuire sur les tisons   . 
  Désormais, François les mangeait froides.    Par on ne sait quel 
débridement, il avait réussi à prendre un poids qu’il ne pouvait plus 
souffrir. Il était gros, obèse , il se l’avouait, et les soirées qu’il 
passait près de la rivière à s’empiffrer de saucisses   n’arrangeaient 
rien.
Le 18 juin 1941, à seize heures vingt, François portait  un short bleu. 
Il prit la décision de visiter       la rivière. Il savait que le  buzz 
retentirait à seize heures trente ,   descendit quand même la côte 
jusqu’à la plage, s’avança        dans l’eau, se        plaça   au 
centre de la rivière sur une pierre qui lui permettait   de sortir la 
tête hors de l’eau. Il attendit le buzz.  
Et le buzz vint. François se tourna un moment vers les arbres bordant la
 berge .  En moins d’une minute, sa tête fut ravalée par l’eau qui 
descendait du barrage      en une chute grandiose. Puis, l’eau passa. Le
 sable de la  plage  résorba l’excès. François   sentit se s cheveux 
mouillés,    son corps vivant, gros, mais vivant, et l’eau ruisseler sur
 ses seins     - il n’était pas mort. Il  nagea jusqu’au premier arbre, 
s’y accrocha, et     à  bout de souffle,      s’adressa à La Batiscan   
 : « Ton prochain buzz,   fais -le plus fort...     » Obèse  et stupide,
 il tenta encore de se tuer pour rejoindre sa mère,    au milieu de la 
rivière, mais  il n’entendit jamais qu’elle se     moquait de lui .