3 juin 2010

La Traversée du jus rouge no. 2


Ma mère avait toute une collection de chapeaux blancs : certains étaient poilus, d’autres en feutre, d’autres en coton ou en suède ; certains rares étaient en laine, et même en denim mais toujours, ils étaient blancs comme craie. Aussi blancs que si elle ne les avait jamais portés. Et plus j’y pense, plus il est vrai qu’elle ne les a jamais portés.

***

J’ai commencé à peindre à l’âge de cinq ans, un après-midi d’été très chaud, près de la piscine, peu après qu’un popsicle rouge ait fondu dans ma main gauche. Le jus rouge qui avait coulé le long de mes doigts n’avait pas eu le temps de commencer à sécher au soleil que, déjà, je peignais un premier chapeau rouge sur un chapeau blanc que ma mère avait laissé dans l’ombre d’une chaise pliante. Je me suis appliqué à tantôt écraser le pouce, tantôt écraser l’index. Et lorsque mes quelques coups d’auriculaires bien placés ont achevé mon oeuvre, je me suis moi-même étonné du résultat : j’ai poussé un grand cri. J’ai enfoncé mes doigts dans ma bouche et je suis resté les yeux grands ouverts, devant mon chapeau rouge sur chapeau blanc, pendant au moins deux minutes.

Ces deux minutes m’ont paru aussi longues que trois années entières, et c’est pour cette raison que j’ai cru qu’il était temps pour moi d’exposer mon oeuvre au public : j’ai lancé le chapeau blanc de ma mère sur le toit de la maison. Quand ma mère s’est aperçu de mon exposition, elle était furieuse. Je me souviens d’elle, devant l’évier, tordant son chapeau blanc sous le jet d’eau pour faire disparaître les traces de ma petite oeuvre artistique. 

J’adorais voir ma mère nettoyer les vêtements. Je n’oublierai jamais l’odeur de lavande qui émanait de ses robes, de ses guenilles et même parfois de son eau de vaisselle. Je me souviens d’elle comme d’un lilas sur deux pattes. Un printemps qui se fane super vite, comme l’automne, mais qui n’a jamais d’hiver.

Je n’ai pas dû être facile à éduquer parce que, le jour suivant, j’ai ouvert le coffre dans lequel ma mère gardait tous ses chapeaux. J’ai avalé une dizaine de bonbons rouges et j’ai humecté mes doigts avec ma salive rouge pour faire « chapeau rouge sur chapeau blanc no.2 ». Je ne sais pas pourquoi, mais cette fois-là, ma mère n’a pas été furieuse. Elle s’est mise à rire. Elle m’a attaché les doigts avec un élastique et, avec la voix d’une sorcière, elle m’a demandé de peindre sur autre chose que ses chapeaux blancs. Je riais tellement que je n’ai pas été capable de placer un mot... 

À l’âge de six ans, j’ai utilisé le jus d’une tomate pour faire « chapeau rouge sur chapeau blanc no. 3». Et deux jours plus tard, dans un élan d’inspiration, j’ai utilisé une boîte de pâte de tomate pour faire « chapeau rouge sur chapeau blanc no. 4 ». Ma mère nettoyait ses chapeaux ardemment, mais mes couleurs ne partaient jamais complètement. Chaque fois qu’elle voyait mes expositions sur sa corde à linge, elle se mettait à parler comme une sorcière. Mais elle avait beau devenir furieuse, jamais elle ne parvenait à me raisonner. Si bien que, quand j’ai eu sept ans, elle a dit qu’elle déclarait forfait. Elle m’a offert un chapeau blanc et m’a forcé d’y peindre ce que je voulais.

Tout cela pour vous dire que, le jour de mes sept ans, j’ai cessé de peindre sur les chapeaux blancs de ma mère. Mais jamais je n’oublierai l’amour avec lequel elle nettoyait mes erreurs, mes maladresses de petit artiste maladroit. 

Aujourd’hui, j’ai vingt-huit ans et je m’ennuie de cette passion avec laquelle je détruisais la blancheur des chapeaux de ma mère. Je regrette qu’elle les ait lavés. Je rêve parfois qu’elle m’avoue les avoir conservés dans leur saleté intérale dans son grand coffre et que j’y plonge la tête, revisitant les odeurs de mon enfance. J’aurais aimé préserver leur odeur de rouge, de popsicle, de jus et de pâte de tomate.

Je croyais cette époque perdue loin derrière moi. Je n’aurais jamais pensé repenser à tout ça. Mais hier, ma blonde est revenue du centre-ville avec un énorme sac dans lequel il y avait un pantalon, une robe, et une chose qui m’a donné des sueurs : un chapeau blanc. Elle m’a demandé comment lui allait le pantalon. Je lui ai dit, comme ça, que le pantalon lui faisait un gros cul, et que la robe lui donnait l’air d’une sorcière. J’attendais qu’elle me demande comment lui allait le chapeau... 

Elle était furieuse. Elle n’a même pas essayé le chapeau devant moi. Offusquée par mes remarques, elle a dit qu’elle rapporterait tout au magasin le lendemain matin. 

- Et le chapeau? j’ai demandé. Le chapeau il a l’air bien.

- Mon chapeau de sorcière? Je veux même pas entendre ce que tu vas dire... C’est un Chanel et je le garde c’est sûr... Même si tu le trouves laid...

Nous nous sommes endormis froidement. L’un dos à l’autre. Quand j’ai su qu’elle dormait parce qu’elle ronflait, j’ai fouillé dans son sac. J’ai trouvé le chapeau blanc et, tout en sueurs, je me suis mis à trembler. Il y avait déjà longtemps que je planifiais le coup : avec un couteau, je me suis ouvert le bout de l’index. 

Avec mon sang, j’ai enfin pu peindre l’oeuvre que j’attendais depuis l’adolescence : « chapeau rouge sur chapeau blanc no. 5 ».

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