24 juin 2010

Votre père est mort




Votre père est mort. Il est décédé. C’était hier, ou avant-hier, vous ne savez plus, il y a peut-être des années de cela. Vous vous souvenez de ses cheveux que vous n’aimiez pas particulièrement. Vous vous souvenez de ses sourcils que vous n’aimiez pas particulièrement non plus, et vous vous demandez pourquoi vous vous souvenez seulement des trucs que vous n’aimiez pas particulièrement chez lui. 

Vous vous dites que c’est ma faute : c’est moi qui ai parlé de cheveux ; c’est moi qui ai parlé de sourcils. Mais plus vous y pensez, plus vous réalisez que vous n’aimiez pas ses oreilles non plus. Vous n’aimiez ni ses lèvres, ni son nez. Vous vous mettez à penser que vous n’aimiez peut-être pas votre père, mais vous vous ravisez rapidement, disant : je n’aimais peut-être pas son corps, mais j’aimais mon père.

Vous vous dites qu’il est normal que le corps de votre père vous rebute maintenant qu’il est mort. Vous imaginez ses cheveux morts et ses sourcils morts qui, à l’heure qu’il est, ne doivent plus être grand-chose. Vous imaginez ses oreilles pourries, brûlées dans l’urne contenant les cendres que vous avez gardées de lui. Ses lèvres ne sont plus roses. Elles sont grises, calcinées par la mort, finies par le temps.

Vous regrettez certaines choses : vous auriez peut-être préféré l’enterrer comme on enterre les chats et les chiens. Vous pensez alors à un chien que vous avez connu par le passé et qui, à l’heure qu’il est, doit être mort. Vous vous questionnez, à savoir si l’état du chien est plus ou moins déplorable que celui de votre père brûlé. 

Puis, vous vous dites que seule l’âme importe. Vous dites percevoir parfois l’âme de votre père qui rôde autour, près de votre chambre, dans la salle de bain, ou même au supermarché quand vous faites les courses. Quand vous posez la main sur un pot de beurre d’arachides, vous entendez votre père vous dire de prendre le croquant. Et quand vous commandez une pizza, vous entendez votre père demander une toute garnie alors que vous ne vouliez qu’une pepperoni-fromage. Enfin, chaque fois que vous voulez acheter un paquet de cigarettes, vous entendez les coups qu’il assène au caissier du dépanneur, puis vous décidez de ne pas commencer à fumer.

Chaque fois que vous embrassez celui ou celle que vous aimez, vous entendez l’âme de votre père crier que vous ne devriez pas. Enfin, vous avouez détester l’âme de votre père. Vous avouez détester le corps et l’âme de votre père mort, mais vous persistez à dire que vous l’aimiez vivant.

Puis, il suffit que vous pensiez à ce jour, cette fois où votre père vous a refusé un privilège, pour que vous confessiez votre haine envers lui. Si votre père était là, il vous dirait probablement de cesser de lire ce texte. Mais vous vous sentez obligés de lire, comme si ce texte allait révéler quelque chose au sujet de votre père. 

Pourtant, je ne connais pas votre père. Le mien n’est pas mort. Je ne fais que m’amuser à intensifier votre peine.

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