3 juin 2010

Les pieds poilus et puants de Monsieur Cournoyer

Sa femme était dégoûtée. L’odeur de fromage, dont elle raffolait habituellement, lui avait donnée une terrible nausée. La texture, quant à elle, l’avait si bien repoussée qu’elle ne pouvait retenir sa bouche de se cacher dans sa manche. Vraiment, son visage ne mentait pas : de subites convulsions secouaient son menton qui tantôt s’avançait, tantôt se rétractait comme si elle allait vomir. 

Parfois, sa gorge, anticipant le choc d’une boule de vomi, s’enflait puis se désenflait comme celle d’une grenouille. Mais jamais Madame Cournoyer n’a osé vomir devant le gratin dauphinois de son mari. Malgré l’odeur et la texture, elle s’est toujours efforcée de tout manger. Elle se disait que ce qui avait été préparé avec amour devait être mangé avec amour. C’était une loi chez elle et jamais elle n’en dérogeait.

Monsieur Cournoyer, connaissant bien cette loi, se préoccupait très peu de la recette à suivre lorsqu’il préparait le dîner du soir. Chaque soir, lorsqu’il revenait du chantier où il travaillait, il ôtait ses bottines ainsi que tous ses habits sales puis se mettait à cuisiner.

- Une pincée de sel! disait-il en versant la salière toute entière. Et une pincée d’amour! ajoutait-il tendrement en dansant le tango avec une compagne imaginaire dans la cuisine.

Il se disait que ce qui avait été préparé avec amour était toujours mangé avec amour. C’était une loi. Et peu importe que la recette propose d’ajouter du sel, du poivre ou de l’eau ; pour lui, tout se mangeait. D’ailleurs, il mangeait de tout : nouilles gratinées aux anchois à la sauce à l’érable, pizza au chocolat et au beurre, côtelettes de porc marinées dans le yogourt et les huîtres, poisson cru fourré au fromage bleu... Son estomac énorme n’avait aucune limite.

***

Un jour, Monsieur Cournoyer décida de préparer pour sa femme un pâté de rhubarbe à la barbe. Il prit soin, lorsqu’il se rasa à la salle de bain, de récupérer tous les poils tombés de son menton. Il les déposa avec amour dans le pâté et recouvrit tous ses poils de rhubarbe bouillie.

Lorsque Madame Cournoyer s’attabla, elle observa un fait étrange : l’odeur qu’elle respirait ne correspondait pas au plat qui se trouvait devant elle. Le pâté de rhubarbe à la barbe, bien qu’infecte et immangeable, dégageait une odeur beaucoup plus insupportable qu’il n’aurait dû dégager. Soudain, elle eut l’idée de chercher d’où provenait cette odeur répugnante qui lui donnait envie de vomir. Enfin, elle trouva :

- Chéri! s’écria-t-elle. Ce n’est pas ton pâté, ce n’est pas la rhubarbe, ce ne sont pas tes poils de menton qui puent : ce sont tes pieds! 

Les amoureux furent très troublés par cette révélation. Madame Cournoyer rassura son mari, disant qu’elle connaissait un bon remède contre l’odeur des pieds. Elle ouvrit le grand livre de cuisine de sa grand-mère et trouva, à la page 2 402, une « recette contre le pied puant ». La recette disait :

« D’abord, le puant doit se raser le pied, car l’odeur se loge souvent entre les poils et entre les orteils (les poils rasés, s’ils sont jugés précieux par le puant, peuvent être préservés dans un contenant fermé hermétiquement).

Une fois que le pied est rasé, le puant doit laisser son pied mariner dans un mélange de miel, de pétales de roses et de bouillon de boeuf. Si le tout est fait avec amour, le remède est efficace. »

***

Monsieur Cournoyer se rasa les pieds. Il se les fit mariner dans ce bouillon odorant de roses et de miel. Enfin, un soir, Madame Cournoyer remarqua la différence : 

- Tu es revenu du travail, tu fais la cuisine... et pourtant, je ne sens aucune odeur désagréable! dit-elle, heureuse. Qu’est-ce que tu nous prépares, chéri?

- Un pâté de rhubarbe à la barbe!

Madame Cournoyer ne dit rien. Elle n’osa pas souligner le fait qu’ils en avaient mangé toute la semaine. Elle prit tout de même la peine de sourire à son mari, appréciant la bonne odeur qu’elle respirait. Puis, quand son mari posa le pâté à la rhubarbe devant elle, elle fut incapable de humer ce qu'il lui présenta. Elle plongea le nez dans sa manche, dégoûtée comme autrefois : 

- Cette fois, dit-elle, l’odeur vient du pâté!...

Monsieur Cournoyer prit un air coupable, comme s’il se savait fautif : 

- J’ai fait trop de pâté de rhubarbe à la barbe cette semaine... Je n’avais pas assez de poils au menton ce soir et il a fallu que je sorte mes poils de pieds du contenant hermétiquement fermé...

Madame Cournoyer grimaça. Mais puisque le pâté avait été préparé avec amour, elle se résolut à tout le manger. Et ce, avec amour.

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