29 mai 2010

Recette pour écrire ce soir

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Les filles aux longs cheveux bruns que je déteste. Celles aux longues jambes. Les petites filles sales. Les laides. Les petits garçons sans talent. Les blondes aussi, parfois. Les grosses, énormes, célibataires qui pleurent dans leur baignoire. Les gais. Les gais normaux et les gais qui se déguisent. Les filles de bon goût. Celles qui ne savent pas que l’art se cache souvent dans la crasse de la pop.

Les garçons trop généreux. Ceux qui blessent leurs amies parce qu’ils aiment trop et qui n’ont rien à voir avec les garçons trop généreux. Les babysitters jeunes qui, souvent, sont belles aux yeux des vieux qui, souvent, sont vieux. Les petits drogués qui en ont vu trop et qui se demandent comment éduquer les ringards qui les emmerdent. Les pauvres. Ceux qui font craquer l’asphalte pour y trouver de l’or.

Les retraités qui regrettent leur passé et qui boivent, parfois un peu trop, et qui se mettent à dénigrer la jeunesse parce qu’elle est trop barbue. Les coiffeurs aussi. Ceux qui veulent tout raser. Pas juste le poil, la peau aussi, et les veines. Ceux qui savent qui sont violents mais qui n’en parlent pas.

Les petites travailleuses qui portent de trop larges t-shirts. Celles qui travaillent pour d’autres et qui en ont marre de se sentir esclaves. Il y a aussi ceux dans la quarantaine qui votent encore communiste. Ceux qui aiment se sentir jeunes.

Les vieilles mamans qui s’efforcent à cuisiner pour leur mari mais qui, souvent, ont envie de cuisiner leur mari. Celles qui se sentent braves de ne pas avoir divorcé mais qui ont beaucoup à dire. Les petits jardiniers qui adorent les tomates mais qui n’ont jamais été capables de parler à un humain.

Les bizarres qui font de l’acné. Ceux qui, en plus, portent des lunettes. Les artistes qui ont de trop grandes ambitions et qui meurent plus tôt que les vieux qui n’en ont jamais eues. Les malades. Ceux qui en ont marre de ne pas être capables de faire rouler leur chaise roulante.

Les êtres problématiques. Ceux qui ont besoin des autres pour avancer. Les petites filles qui ont besoin d’amis, de sortir. Celles qui doivent absolument aller au musée le dimanche après-midi. Il y aussi les artistes qui adorent les artistes. Les fanatiques de Malévitch qui se précipitent devant un carré noir sur fond blanc alors qu’ils pourraient simplement regarder leur téléviseur fermé. Toutes sortes de gens me demandent toujours : « comment fais-tu pour écrire? »

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La recette est simple, que je leur réponds. Il s’agit d’adopter un train de vie constant. D’abord, vous devez vous lever tôt le matin pour faire de l’exercice. Mais pas n’importe quel genre d’exercice. Il faut que ce soit constructif. Je vous suggère de clouer des planches. Les coups de marteaux favoriseront l’émancipation de votre esprit créatif. Maintenant, si vous êtes prêts à clouer des planches, vous seriez mieux de clouer des planches qui, en bout de ligne, deviendront quelque chose : cabanon, cabinet, cabine téléphonique... La construction que vous entreprendrez (qui ne doit pas obligatoirement commencer par les lettres c-a-b) dépend d’abord de votre talent de constructeur.

Sept heures après l’heure à laquelle vous vous êtes réveillés, vous devez vous faire une tisane. Versez-en une tasse que vous boirez d’un seul coup. Cela vous relaxera. Mais pas pour longtemps, parce qu’ensuite, vous devez vous dirigez vers la salle de bain. Vous devez entrer dans la douche et vous assurer que seul le robinet d’eau froide est ouvert. Vous prenez une douche froide, puis vous criez en pensant à tous les malheurs qui vous sont arrivés depuis votre naissance. Vous repensez à votre enfance, à vos parents, et à tous ceux qui vous ont causé de la peine. Pour vous aider à crier, vous pouvez épiler les poils de votre corps. Ces poils devront être ramassés plus tard.

Enfin, vous sortez de la douche. Mais vous ne vous essuyez pas. Vous restez nus et vous vous dirigez vers le miroir le plus près (le miroir ne doit pas être situé dans la salle de bain). Vous vous observez un long moment de face, puis vous tournez sur vous-mêmes ; vous sautez sur place et analysez de quelle façon la graisse tremble sur votre corps. Vous localisez les parties de votre corps qui demandent un amaigrissement et vous vous mettez à faire des étirements. Le but ici est de vous essouffler au maximum. Si vous le désirez, vous pouvez faire un jogging extérieur. Mais il est interdit de se vêtir de quelque façon. Si vous êtes trop pudique, vous pouvez faire quelques redressements assis.

Après trente minutes d’amaigrissement, vous pouvez passer à la chaise : vous devez placer une chaise dans un coin quelconque. Vous vous y assoyez et rongez vos ongles sans les avaler (pour cette partie, vous avez le droit d’être vêtus). Les ongles que vous rongez doivent être placés dans un petit pot que vous poserez soigneusement sur votre table de chevet. Désormais, chaque fois que vous irez sur la chaise, vous fixerez ce pot d’ongles arrachés. Cela aide énormément à la création.

Une fois que vos ongles sont tous rongés (pour une inspiration efficace, je vous suggère de les ronger jusqu’à ce que vos phalanges se mettent à saigner), vous devez grattez vos fesses. En grattant vos fesses, vous pourrez juger de la qualité de vos ongles. S’ils ne sont pas suffisamment rongés, retournez sur la chaise et rongez-les encore. Déposez les bouts de peau avec les ongles dans le petit pot.

Une fois que tout cela est fait, vous êtes prêts à écrire. Mais d’abord, vous devez vous assurer que tout est propre : avez-vous fait la vaisselle? avez-vous passé l’aspirateur? la salle de bain est-elle propre? (les poils que vous avez épilez tout à l’heure ont-ils été ramassés?)

Si tout est propre, vous pouvez vous asseoir sur une chaise, à table (s’il n’y a qu’une seule chaise dans votre logis, veuillez reprendre la chaise que vous avez utilisée pour ronger vos ongles ; et si vous n’avez pas de table, veuillez prendre note qu’il est ardu d’écrire sans table).

Prenez une feuille de papier et un stylo. Faites une liste de tous les gens que vous détestez, et imaginez que tous ces gens vous demandent : « comment fais-tu pour écrire? »

Enfin, expliquez de quelle façon vous êtes parvenus à écrire ce soir.

2 commentaires:

Menteuse a dit...

Merde que c'est drôle!!!

J'en ai tellement ri!

Un blogue qui gagne a être connu ici!

orangesky a dit...

J'adore!