28 avril 2010

La légende d'Ézeth Boren



A

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Ézeth n’était pas un enfant turbulent. Lorsqu’il rendait visite aux patients de l’hôpital Sainte-Novina, sa présence ne gênait absolument personne. Au contraire, tout le personnel l’adorait. C’était un enfant timide, silencieux, souriant. Tous les matins, lorsqu’il franchissait les portes de l’entrée principale, une joie s’emparait de lui. Cette joie, soudaine mais silencieuse, était d’une sincérité adorable. 

À la réception, on trouva d’abord étrange qu’un enfant de sept ans demandât à visiter des patients inconnus. Mais, bien vite, les infirmiers se rendirent à l’évidence : l’enfant était doté d’une extrême compassion pour les malades de toutes sortes. Aux dires de plusieurs, il ne se sentait heureux qu’à proximité de la souffrance des autres. Et cette preuve de sensibilité, d’humanisme, n’avait rien d’étrange. 

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À l’âge de quatre ans, Ézeth rendit visite pour la première fois à un patient de l’hôpital Sainte-Novina. Il s’agissait de son grand-père, Orest Vallée, victime d’un cancer de la gorge. Hanna ordonna à son fils qu’il se présentât lui-même à la réception. Ce qu’il fit : « Je m’appelle Ézeth je viens voir grand-père qui va mourir ».

Pendant plus d’une heure, le jeune Ézeth caressa la main de son grand-père. Puis, Hanna quitta la chambre pour aller chercher un croissant à la cafétéria du troisième étage. Elle donna l’ordre à son fils de ne rien faire durant son absence. Quand elle revint à la chambre, Orest était déjà décédé. Ézeth, souriant, lui caressait lentement le front. 

Choquée d’avoir raté les dernières secondes de la vie de son père, Hanna manifesta sa colère : « Méchant! Pourquoi tu m’as fait ça?...! Je t’avais acheté un croissant! » Elle tendit brusquement le croissant en direction de son fils, qui n’en voulut pas. Elle en prit une violente bouchée, grommelant : « Tu n’as plus faim, c’est ça... Méchant... »

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Suite à cet événement, les visites d’Ézeth, accompagné de sa mère, devinrent beaucoup plus fréquentes à l’hôpital. Hanna demandait à voir des mourants inconnus, prétextant que son fils avait une extrême compassion pour les mourants de toutes sortes. 

De l’âge de cinq à six ans, Ézeth assista à plus d’une trentaine de morts. Chaque fois, le même scénario se répétait : l’enfant caressait d’abord la main du patient ; puis, au bout d’une heure, quand le patient décédait, Ézeth lui caressait le front ; il retirait ensuite sa main, le sourire aux lèvres, poussant un long soupir de satisfaction. 

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Quand Ézeth eut sept ans, sa mère cessa de l’accompagner. La présence de l’enfant seul, devenue très remarquée, ne fit pas l’unanimité à l’hôpital. Certaines mauvaises langues racontèrent que ses visites précipitaient le moment de la mort des patients. Cela créa tout un débat, car d’autres réfutaient que l’enfant avait un pouvoir salvateur, qu’il aspirait les souffrances du malade pour le guider vers une mort apaisante. En fin de compte, il revenait aux patients d’accepter ou non la visite de l’enfant. Mais tous, sans exception, acceptaient. Si bien que, partout dans l’hôpital, on se mit à réclamer la visite de celui qu’on surnommait le petit-accompagnateur. Même ceux qui ne savaient pas parler s’efforçaient de sourire pour acquiescer à sa visite, même ceux qui ne savaient pas entendre se mettaient à scander, matin, midi et soir, le nom d’Ézeth Boren.



Moi je mange toujours toute mon assiette. Mon cousin, lui, refusait de manger même si pourtant qu’on lui disait toujours que tu es trop maigre Ézeth, que tu devrais manger, que tu devrais avaler de vraies choses avec ta gorge. Ma tante Hanna, il fallait qu’elle va dans le jardin en pleine nuit pour ouvrir la cage. Elle prenait un pigeon, elle rentrait avec l’animal et l’égorgeait devant Ézeth. Elle lui faisait de la mort pour souper pendant que moi, je dormais et j’entends tout. 

Une fois, quand j’ai sorti du lit pour regarder, Ézeth déposait sa main sur les petites pattes mortes du pigeon. Et après, il souriait, mais pas longtemps. Il retombait comme dans la dépression. Et après, il disait que c’était bon, mais que c’était pas aussi bon que la mort des malades de Sainte-Novina.

Hanna a gueulé longtemps à Ézeth qu’est-ce qu’il va falloir que je me tues devant toi, pour que tu sois ressasié une fois pour toutes? Je pense que c’est de cette fois-là qu’elle est partie pour l’urgence, qu’elle hurlait avec plein de sang que mon cousin il va finir criminel parce qu’il aime la mort. 

Moi, je trouve ça qu’Ézeth est gentil parce qu’il mange rien des animaux morts. Il les laisse sur la table. Et c’est le chat qui les mange. Les pigeons. 

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Ézeth avait neuf ans quand sa mère, inconsciente, fut emmenée d’urgence à l’hôpital Sainte-Novina. On soigna les coupures qu’elle s’était infligé à la gorge, puis on l’installa dans une chambre de l’hôpital. 

Le lendemain matin, comme il avait l’habitude de le faire depuis l’âge de sept ans, Ézeth franchit les portes de l’entrée avec le sourire. Mais cette fois, le personnel ne fut pas touché par sa « sincérité adorable ». Il fallut qu’il se présentât lui-même à la réception : 

- Salut Estelle! Je m’appelle Ézeth je viens voir ma mère qui va mourir!

- Je sais comment tu t’appelles, mon chéri... dit Estelle. Ta mère est dans la chambre 46-05. Tu connais le chemin...

Estelle n’ajouta rien de plus, même si elle savait qu’il s’agissait de la dernière visite d’Ézeth à Sainte-Novina. Elle avait remarqué la présence des policiers à la sortie de l’hôpital. Et puisqu’elle avait entendu les propos d’Hanna, accusant son fils de se nourrir de la mort des autres, elle en déduisit que le petit-accompagnateur ne serait plus libre pour bien longtemps.

Dans la 46-05, Hanna se mit à trembler dès qu’elle vit son fils entrer. Elle lui ordonna malgré tout d’agir avec elle de la même façon qu’il avait agit avec les centaines de patients dont il avait précipité la mort. Ce qu’il refusa :

- Je veux pas te voir mourir maman...

Ézeth posa ses deux mains sur celles de sa mère. Il se mit à les caresser doucement. Le mouvement répétitif de ses propres mains le fatigua, et c’est ainsi qu’il s’endormit, la tête sur les genoux de sa mère. 

Au bout d’une heure, le sentiment désagréable d’une intense euphorie le réveilla : Hanna était morte. L’enfant se mit à rire, malgré lui, comme si le sentiment d’être rassasié lui chatouillait les tripes. Les patients des chambres voisines témoignèrent de ce qu’ils avaient entendu ce matin-là : ils dirent avoir entendu un rire enfantin incessant, presque malsain, provenir de la chambre 46-05. Ils affirmèrent également avoir entendu des planches de bois craquer. De même qu’une vitre se fracasser. Puis, après l’immense fracas, un silence complet. Comme si la pièce avait été déserté.

B

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C’est vous, Sergent, qui m’aviez donné l’ordre d’entrer à l’hôpital pour récupérer l’enfant si celui-ci ne sortait pas avant 10 h 30. Je n’ai fait que suivre vos ordres. Comme le jeune Ézeth ne s’était jamais présenté à la sortie de Sainte-Novina avant l’heure indiquée, j’ai cru que je devais aller le chercher. 

La dame, à la réception, lorsque j’ai demandé la chambre de Hanna Vallée, m’a dit que celle-ci se trouvait dans la chambre 12-A9. L’information que cette dame m’a donnée était fausse, car la 12-09 était occupée par un transexuel nommé Guilda Morquet. Il semble que la dame en question, Estelle Fuchet, ait voulu m’induire en erreur afin de laisser le temps au jeune Ézeth de s’échapper.

Lorsque je suis entré dans la 46-05, l’enfant avait déjà quitté les lieux. Un arbre, dont les branches avait fracassé la fenêtre de la chambre, avait miraculeusement poussé au moment de la mort d’Hanna. L’arbre avait dû atteindre sa maturité en moins d’une heure, et tout porte à croire que c’est par ces énormes branches qu’Ézeth s’est évadé.

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Je te souhaite la bienvenue à l’hôpital Sainte-Novina, Cristie. Ici, nous détestons laisser nos patients à eux-mêmes. Nous avons un groupe d’enfants, qu’on appelle « les petits-accompagnateurs », qui rendent visite à tous les occupants de toutes les chambres de l’hôpital. Ils sont drôles. Tu verras, tu ne trouveras pas de temps pour t’ennuyer. Dis-moi Christie, connais-tu la légende d’Ézeth Boren? 

- C’est le vieux monsieur qui fait pousser des arbres...

Oui, c’est un vieux Monsieur, mais il a déjà été tout petit, tout comme toi. Et tu sais ce qu’il faisait avant de faire pousser des arbres, quand il était enfant? Il rendait visite aux patients de Sainte-Novina. Il leur tenait compagnie pour les désennuyer. Il ne faisait rien de très spécial, mais on dit que sa présence apaisait la souffrance des gens.

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Ézeth Boren découvrit, à l’âge de neuf ans, le concept de « L’arbre après la vie ». Suite à la mort de sa mère Hanna Vallée, il fut témoin de la croissance instantanée d’un chêne haut de plus de huit mètres, que l’on peut encore admirer au pied du mur extérieur de l’aile C de l’hôpital Sainte Novina.

« Chaque fois qu’un homme ou une femme meurt en ma présence, je remarque, non loin de moi, la croissance instantanée d’un arbre qui, auparavant, n’existait pas. » (Ézeth Boren, L’arbre après la vie, Éditions Fuga, A1745-4)

De l’âge de sept à vingt ans, Boren s’attarda à cet étrange phénomène. Il quitta sa ville natale pour émigrer au Danoce, où il visita plusieurs hôpitaux. Il assista à plus d’une centaine de morts, après quoi les environnementalistes, comme les scientifiques, affirmèrent : « L’effet Boren se fait bel et bien sentir : en treize ans, la population d’arbres au Danoce a doublé! »

À l’âge de 34 ans, Boren s’éloigna des hôpitaux. Disant vouloir faire pousser des arbres, il s’appropria plusieurs terres du Danoce, qu’il nomma « NF ». La création de la 31ème (NF31) marqua la mort de son cousin, Matias Vallée.

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Je creusais dans la NF31. C’était rare que je croisais mon cousin. J’étais payé pour creuser des trous dans lesquels j’enfonçais une graine. Une graine, un trou, une graine un trou. C’était toujours pareil. 

On était soixante-dix à creuser de la même façon. On admirait Ézeth parce que le monde entier l’admirait. Il savait transformer la mort du monde en arbres et ça payait beaucoup pour lui. Il avait la grosse fortune.

Une fois, Lucvist a balancé sa pelle sur son épaule et a dit qu’il était écoeuré de travailler pour enrichir les poches du vieux. Boren a piqué la colère. 

- Lucvist! j’ai dit. Fais pas la gaffe! Tu connais pas l’histoire? Mon cousin il va te caresser la main et tu vas mourir et un arbre va pousser! 

- Mah non, qu’il m’a répondu. Il me fait pas peur le Boren. C’est pas vrai qu’il tue les gens pour faire pousser les arbres : il a changé sa méthode. Maintenant, il a tout inversé : il fait pousser des arbres pour tuer les gens...

« Inversement, lorsqu’un arbre se met à croître en ma présence, je remarque, non loin de moi, la mort instantanée d’un homme ou d’une femme. » (Ézeth Boren, L’arbre après la vie, Éditions Fuga, A1745-86)

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Tante Hanna avait raison! Tu te nourris de la mort des autres! Tu n’as pas la compassion extrême! Tu manges le sentiment de mort! C’est pour toi comme l’euphorie, le sentiment de drogue et tu ris, à chaque arbre qui pousse et qui donne la mort d’un humain!

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On vit, dans les yeux d’Ézeth, une rage rouge. On vit aussi, au milieu de la terre, naître au hasard dans les rangs de trous et de graines, les premières tiges d’un chêne. Lorsque, en moins d’une heure, l’arbre atteignit sa pleine maturité, Matias Vallée décéda.

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