14 avril 2010

La fin des haricots

Je ne suis pas le premier à avoir appris la catastrophe, au contraire : je suis toujours le dernier à lire les journaux. Même que souvent, je préfère lire les journaux de la veille. Je me dis que le mal est fait, qu’il est passé, que les problèmes ont été réglés depuis hier et que les drames que je lis n’existent plus réellement. 

Les journaux sont démoralisants. Ils sont durs et sans couleur. Il y pleut toujours des drames et, puisque je ne suis pas né avec une joie en forme d’imperméable jaune, je prends mes distances face à ces pages grises. N’empêche, je n’en sais pas moins que les autres. Je me renseigne sur ce qui se passe dans le monde en conversant avec mes amis, comme Christophe. Lui, il connaît toute l’actualité. À l’époque, il me la racontait chaque matin, au marché du coin.

C’est là que j’ai appris la catastrophe. Je ne suis pas le premier à en parler, et je ne serai pas le dernier à le faire. Seulement, je tiens à vous raconter la façon dont je l’ai vécue, moi. Cette catastrophe. 

1

Le marché du coin, il s’appelait Jean-Talon. C’est là que j’allais, tous les matins, pour acheter mes fruits et légumes. Christophe m’avait appris qu’il fallait en manger beaucoup parce qu’il l’avait lu dans un journal dont la première page citait « les légumes verts contre le cancer ». Chaque fois que le journal sortait une nouvelle comme celle-là, Christophe baissait, devant mes yeux, le prix à la livre de ses haricots verts. J’en prenais toujours une quantité énorme que je ramenais chez moi mais que je ne mangeais réellement qu’à moitié. 

- Je n’ai pas le cancer, que je lui disais, mais je vais faire des réserves! Au cas où...

C’était devenu une habitude. Chaque matin, je lui achetais deux livres de haricots. Il me proposait ensuite ses carottes et ses navets, mais je n’en voulais pas. En réalité, je n’étais pas venu pour encourager son commerce, j’étais venu pour entendre son actualité. J’attendais qu’il me récite ce qu’il avait lu.

- Le président a eu l’air con dans la caricature de Chucky ce matin parce qu’il a augmenté la taxe sur la consommation, rien de très grave! Moi ça m’arrange! Et y a la petite disparue qui a pas été retrouvée mais, moi je dis qu’elle est toujours en vie. 

Quand tout avait été dit et que je savais que tel président avait provoqué tel scandale, que tel syndicat manifestait pour telle raison, que telle taxe avait été augmentée pour telle promesse, je sortais mon porte-monnaie avec le sourire. Je payais mes haricots et je m’en retournais chez moi. J’avais la satisfaction de tout connaître, de tout savoir, et souvent, rien que pour cette petite satisfaction, ma joie changeait du bleu au jaune.

Chez moi ensuite, je faisais cuir un quart de livre de haricots à la vapeur. Je les mangeais avec le sourire, en me disant que je guérissais d’un cancer que je n’avais pas et qu’à peu près tout dans le monde se déroulait de la bonne façon.

2

Le matin de la catastrophe, les choses se sont passées différemment. Christophe avait un regard sincère. Ce matin-là, il n’était pas accoudé sur le comptoir de ses carottes. Il n’essayait pas de m’attirer vers les navets. Il se tenait droit devant moi, dans l’allée : 

- Il n’y a plus de haricots. 

- C’est une blague? j’ai dit. Tu dis ça pour vendre plus de carottes? 

- Non non. Les haricots, c’est fini. 

- Bon... C’est pas grave. À l’avenir je vais te prendre des pois mange-tout. Et mes haricots, je les prendrai chez...

- Tu comprends pas. Ils l’ont dit dans tous les journaux : il n’y a plus de haricots nulle part! 

- Bon? Je vais arrêter d’en manger! Ils sont combien tes pois mange-tout? Je t’en prends deux livres! Ils disaient quoi d’autre dans les journaux ce matin?

- Que ça peut arriver, parfois, qu’un légume décide de cesser d’exister. Mais moi mon commerce en prend un coup... Comme tu dis, il faut que je me réoriente vers autre chose. Comme le pois mange-tout...

- Et la petite, elle a été retrouvée?

Christophe n’avait pas envie de me raconter le reste de l’actualité. Il se foutait bien de la petite disparue. Il comprenait mieux que moi la gravité de la situation. En réalité, les haricots avaient cessé de pousser. Nous croyions, au départ, que ce n’était là qu’un cas isolé. Mais les jours suivants, les autres légumes ont eux aussi arrêté de pousser. Et les fruits se sont mis de la partie, laissant les kiosques du marché complètement vides. 

Christophe a perdu son emploi. Comme il ne savait rien faire d’autre que vendre des légumes, il a dû quitter son appartement. Je l’ai invité à s’installer chez moi. Je lui ai promis qu’il ne paierait aucun loyer. Il ne me devait rien : ces cinq dernières années, je lui avais acheté tous ces haricots pour qu’il me lise l’actualité. C’était tout comme lui verser un salaire. Dorénavant, il logerait chez moi et ne ferait que me réciter l’actualité gratuitement. C’était un marché conclu. 

Du temps qu’il habitait chez moi, Christophe était très propre et communiquait une belle joie de vivre. La perte de son emploi ne l’a pas terriblement affecté. Il adorait passé ses journées à mémoriser l’actualité pour me la réciter le soir, quand je revenais du boulot, ou le matin à mon réveil.

- Bon matin! Les bananes sont en lock-out! Les dernières bananes qu’on trouvait en Jamaïque se sont laissé pourrir sous le soleil comme des pruneaux!

Je souriais en m’étirant dans mon lit : - Et les pruneaux? 

- Ils ont encore rapetissé depuis la semaine dernière... Les chercheurs ne savent plus séparer les raisins secs des pruneaux! 

On riait beaucoup. Contrairement au reste de la population, nous vivions très bien la catastrophe. Nous ne mangions ni légume ni fruit, mais cela ne nous causait aucun problème. Nous nous rassasions avec les hamburgers, et le soir nous vidions des sacs de chips en riant : 

- En autant que les patates nous lâchent pas! disait Christophe. On est corrects!

Le lendemain matin, je ne vous mens pas, Christophe était assommé par la nouvelle de l’heure. Il s’est avancé comme un zombie en direction de mon lit, le journal sous les yeux : 

- Les patates nous ont lâché...

3

Après le drame des patates, nous nous sommes concentrés sur la viande. Tout comme le reste de la population, paraît-il... :

- Depuis l’extinction des patates, m’a dit Christophe, les gens achètent plus de viande. Il faudrait faire des réserves.

Ce que nous avons fait. Mais plusieurs riches ont mis la main sur les meilleurs pièces de viandes plus rapidement que nous. Au bout du compte, nous nous sommes retrouvés avec une quantité impressionnante de coeurs de poulet. C’était là la seule chose que nous pouvions trouvé en magasin. Ça et le boudin. Bref, les trucs dont les gens ne raffolent pas. 

Désormais, chaque matin pour déjeuner, nous avions les oeufs (que les poulets fournissaient encore beaucoup) et les coeurs de poulets (qu’ils fournissaient malgré eux). Puis le soir, nous avions du boudin. Ça, il y en avait en masse, car les cochons et les boeufs n’arrêtaient pas de saigner dans les abattoirs pour fournir en viande les maisons les plus riches. Il aurait fallu être très riche pour se payer un filet mignon à ce stade-ci de l’histoire. 

Un soir, Christophe ne riait plus. Le vendeur de légumes qu’il était n’était pas fervent du sang de cochon :

- Je crois que je vais vomir...

Ça gueule s’est transformée. Elle ne ressemblait plus du tout à quelqu’un qui souriait, mais plutôt à quelqu’un qui allait gerber ses tripes dans le lavabo. Je dois avouer que je me suis demandé, un court instant, s’il serait possible de faire de la saucisse à partir des tripes d’un être humain. Puis, je me suis dit que si c’était possible, il y a déjà longtemps que nous l’aurions fait, et il y a déjà longtemps que les bouchers en vendraient sur leurs étalages...

- Attends, j’ai dit. Tu te rappelles les haricots que tu me vendais?... En vérité, je ne les mangeais pas... enfin, pas tous. Sur deux livres, j’en mangeais peut-être le quart... Le reste, je le congelais... Là où je veux en venir, c’est que j’ai vingt livres de haricots dans mon congélateur et... 

- J’en veux pas... C’est dégueulasse les haricots...

- Je sais! Mais peut-être on pourrait essayer de les faire revivre? Tu connais l’histoire du haricot magique? 

- Je veux de l’eau...

- Je ne sais plus si c’est Mickey, mais il y en a eu un génie qui a planté une graine dans la terre et ça a poussé! Mais vraiment poussé! Là-haut il y avait un géant qui bouffait tout le monde mais ça...

- Ça... Ha... 

Christophe a vomi. Dans son assiette, alors c’était irrécupérable. Moi, j’ai terminé mon boudin et mon verre de vin parce que je ne détestais pas. J’ai ouvert mon congélateur et effectivement, j’y ai trouvé les dizaines de sacs de haricots que j’avais accumulés depuis que je connaissais Christophe. 

J’ai ouvert un sac dans le jardin. Je voulais faire revivre les haricots. Si seulement une seule graine créait un haricot, nous détenions le remède contre toute cette catastrophe. Et j’ai compté : 

- Il y a dix pois pour chaque haricots, ce qui nous fait approximativement 10 000 graines, et donc 10 000 tentatives. Sur ce nombre-là, je suis sûr qu’on réussira au moins une fois à faire pousser quelque chose...

Tandis que Christophe faisait du boudin dans le lavabo, moi, je faisais la semence. J’ai, ce soir-là, planté cent vingt graines de haricots. J’ai bien arrosé. J’ai bien croisé mes doigts pour que l’une d’entre elles me donne un haricot tout frais. Je suis bien rentré du jardin et j’ai fermé la porte derrière moi. Toute la nuit durant, j’ai espéré que les haricots poussent de nouveau. Pour que les humains retournent à l’époque d’avant la catastrophe.

4

Les jours qui ont suivi, j’ai veillé sur mes petits haricots comme une mère. Je leur donnais parfaitement de l’eau et le ciel leur donnait parfaitement du soleil. Je ne voyais aucune raison pour qu’il ne me pousse pas cent vingt petits haricots tous bien construits. Je les sentais grandir même si je ne les voyais pas. C’était sous terre, et sous moi. Je sentais dans mon ventre, dans mes tripes, qu’une centaine de petits demandaient à voir la lumière.

Une semaine après la semence de mes graines, un matin, j’ai trouvé trois tiges vertes sorties de ma terre. J’ai sauté de joie. Ma joie, réellement, je peux le dire, aurait pu se comparer à un imper jaune. J’avais créé le haricot contemporain, le nouveau haricot duquel allait se nourrir la population. J’ai appelé Christophe en criant. 

Il tenait déjà le journal dans ses mains. Son air cassait déjà les coutures de ma joie.

- Un Shawiniganais a réussi à faire pousser un haricot... 

- Moi aussi! que j’ai dit. Moi aussi! Regarde! 

- Oui, mais lui, il le tient dans ses mains...

Le Shawiniganais tenait effectivement un haricot tout construit, tout beau, dans ses mains. Mais je suis resté à regarder mes pousses pendant des heures, admiratif devant mon travail.

Le lendemain matin, la nouvelle sortait : 

« LE QUÉBEC NAÏF : le gouvernement fait croire à la population que les fruits et légumes n’existent plus pour vendre son surplus de boudin et de coeurs de poulet. »

Christophe traumatisé. Il a dit j’arrête de lire le journal. Moi, j’ai dit non : 

- Continue de le lire. D’après toi, Christophe, c’est quoi le prochain aliment qui va cesser d’exister? Le pain? Le lait? Moi, j’ai déjà commencé à faire des réserves de noix. Je suis sûr qu’après les fruits, c’est les noix.

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