27 avril 2010

Hamster salvateur

(Une soirée. Beaucoup de gens.)

Beaucoup de gens. Tu en rencontres plusieurs. Ils te demandent, à tour de rôle, ce que tu fais dans la vie. C’est leur façon à eux d’engager la conversation avec toi. C’est leur question normative. Tu récites la normalité ordinaire : j’étudie oui, vais à l’université là, travaille à temps partiel et le soir, hop je m’occupe oui, j’ai un hamster qu’il faut nourrir. Et toi?

Tu dis et toi. Tu demandes et toi parce que la normalité se termine toujours évidemment par et toi. Comme si tout le monde s’intéressait nécessairement à tout le monde. Tu n’es pas associable. Tu n’as pas de style. Tu refuses d’être snob ou hautaine, tu refuses même d’être artiste. Seulement en réalité, en fait, tu t’en fous. C’est une soirée. Tu sais ce que c’est. Tu prends une gorgée.

En réalité. Les études t’emmerdent. Dans tes cours, tu calcules savamment le nombre de secondes que tu perds à écouter les paroles d’un être humain à peine plus intelligent que toi-même. Tu te dis constamment que tu connais ce qu’il raconte, ou au mieux, que tu aurais pu le découvrir toi-même, avant même qu’il n’ouvre la bouche, si seulement tu avais perdu moins de temps dans les établissements scolaires et plus de temps dans tes livres à toi. Tu te dis que tu connais le cinéma. Que tu connais tous les films. C’est ta passion, ton ambition. Tu veux être réalisatrice.

Tu te dis. Tu te demandes. En réalité, combien de temps encore pourras-tu travailler au salaire minimum dans un club vidéo avant de taper une dépression? Et tu prends une gorgée et, en réalité, tu t’en fous. Cet emploi, ce n’est pas un vrai emploi. C’est en attendant. C’est pour occuper le temps. C’est pour faire de l’argent. Et avec cet argent, tu t’achètes des films. Tu fais grossir ton répertoire cinématographique. Tu crois sévèrement que ton patron devrait payer les films que tu achètes. Mais tu n’es pas encore réalisatrice. Tu n’as aucun pouvoir aux yeux du monde. Ton patron ne te regarde même plus depuis que tu l’as invité à regarder un film porno chez toi. Tu n’as aucune identité. Personne ne connaît ton nom. Tu n’as pas de nom.

- C’est quoi ton nom? qu’ils te demandent à tour de rôle.

Julie, que tu dis, Judith, que tu dis à tour de rôle : je m’appelle Justine, Justice, Justin. Tu t’amuses. Le fait que ton véritable commence effectivement par la lettre J te fait rire. L’un d’eux te fait remarquer que, Justin, c’est un peu curieux pour une fille. Tu t’en fous. En réalité. Tu prends une gorgée.

Tu te fous complètement de ton nom. Parfois, tu aimerais t’appeler Maroc, rien que pour que le monde te foute la paix. Mais tu préfères plutôt te dessiner toi-même un petit fauteuil invisible sur lequel tu t’assois, dans un coin de la maison, prétextant que tu t’isoles malgré ton désir de parler aux petits heureux qui dansent. Tu ne traites personne d’insouciants. Tu préfères les traiter de chanceux. S’ils se savaient insouciants, ils cesseraient de profiter de la chance qu’ils ont. Ils se mettraient à pleurer. Et tu détestes voir pleurer. Tu sais depuis longtemps que tu es quelqu’un de sentimental, et tu sais depuis toujours que les sentiments ne sortent jamais de ta tête orgueilleuse. 

- Ça va pas? Qu’est-ce que tu fais toute seule dans ton coin? qu’ils te demandent à tour de rôle.

Tu t’en fous. Tu prends une gorgée. Tu as failli dire que tu t’étais dessiné un fauteuil invisible. Mais l’alcool dans ta bouche t’a empêché de dire pareille connerie.Mais tu dis, malgré toi toutefois, que tu t’en fous. Il te répond :

- Est-ce que tu crois que c’est intelligent, laisser ses études, son emploi, sa vie, son hamster mourir? Tes ambitions peuvent mourir, oui d’accord, parce qu’il arrive assez souvent que les passions viennent et passent sans laisser rien de significatif je veux dire, il arrive souvent que nos ambitions ne portent aucun fruit, sinon ceux pourris dont les autres ne veulent plus. Et si tes ambitions passent et meurent, tes études tu me diras, elles meurent elles avec. Mais ton emploi? C’était en attendant de finir tes études, oui. Et tes études sont mortes, alors ton emploi est mort je comprends. Mais ta vie? 

Tu ne comprends rien à ce qu’il raconte. Tu lui demandes ce qu’il fait dans la vie. Il étudie en littérature. Tu comprends pourquoi tu ne comprends rien. Dans ta tête, tu te dis que tu t’ennuies de ton hamster. Hier soir, il avait un air un peu philosophique qui te plaisait bien. Il t’avait fait beaucoup réfléchir. Il était presque parvenu à te convaincre de ne pas laisser les études.

Tu décides de prendre ton manteau et tu t’en retournes chez toi. Tu ouvres la cage de ton hamster. Tu embrasses le petit animal. Debout, dans la paume de ta main, il te regarde. Enfin, il se gratte l'oreille et accepte de te venir en aide.

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