27 avril 2010

Le chemin de fer Barthar

En ce temps-là, ni les trains ni les wagons n’avaient encore été inventés. Dans les rues des villes, on roulait encore à cheval. Et lorsqu’on parlait de chevaux vapeurs, on ne parlait pas d’unité de puissance, mais bien de la nuée blanche qui sortait de leurs museaux humides les matins d’hiver. Certes, depuis longtemps, les gens savaient faire rouler des chariots sur des rails en bois, mais l’idée d’une locomotive pouvant transporter de lourdes marchandises à grande vitesse n’avait pas encore traversée l’esprit humain. 

C’est un dénommé Barthar qui eut, un soir, l’intuition de créer les plans de la première tranchée du premier chemin de fer au monde. Sans même savoir ce qu’était le transport en commun et sans même savoir à quoi ressemblerait nos voies ferrées du futur, il traça sur des plans l’ensemble du système ferroviaire que nous connaissons aujourd’hui.

Pour mettre ses plans à exécution, Barthar n’embaucha personne. Il tenait à ce que cette invention soit historiquement marquée par son nom. Il se disait seul créateur et seul inventeur du chemin de fer. 

Il commença d’abord par creuser, à la pelle, deux tranchées parallèles. Cela lui prit huit ans. Achevée, les deux tranchées s’étendait sur plus de vingt kilomètres. Ensuite, il fit déverser une quantité impressionnante de roches le long de ce que serait plus tard le chemin de fer Barthar. Enfin, il acheta une quantité impressionnante de barres d’acier qu’il plaça bout à bout au niveau du sol, les unes parallèles aux autres. Il s’assura de la stabilité parallèle de ces barres en les reliant par une série de planches solidement clouées.

Vingt ans après le début de ses travaux, à l’âge de 35 ans, Barthar avait réalisé un chemin de fer (le premier au monde) long de 21,3 kilomètres, partant de Norwich et finissant nulle part. Ses proches, voyant ce chemin de fer parfaitement fonctionnel mais inachevé, ne manquèrent pas de se moquer de lui : 

- Le jour où nos enfants sauront rouler sur le fer, ils iront tous à Norwich! Mais quand ils voudront prendre ton train, ils iront où? À Wymondham? Ça va nulle part ton truc.

- ...Je veux rejoindre Londres. 

Durant la deuxième moitié de sa vie, Barthar a continué de construire le chemin de fer de Norwich, espérant un jour atteindre la ville de Londres. Son ambition était grande. Plus de 150 kilomètres le séparaient de son but. Il a creusé, solidifié et cloué un jour à la fois. Il creusait plus qu’il ne parlait, il savait solidifier ses fondations comme s’il s’agissait de refuges pour enfants et, chaque fois qu’un camion livreur laissait tomber la marchandise, il souriait rien qu’à écouter l’assourdissant claquement des morceaux de fer qui tombaient sur les rails.

À l’âge de 75 ans, son chemin de fer s’étendait sur plus de 80 kilomètres. Les gens le traitaient de fou mais en réalité, ils étaient jaloux de son ambition gigantesque. Ils étaient frustrés de ne pas pouvoir participer à son projet futuriste. L’un d’eux disait :

- Vous vous rendez compte, tout l’argent que le vieux Barthar fera lorsqu’ils inventeront le train sur voies ferrées? Franchement, cinquante ans plus tôt, je n’aurais pas donné un sou pour sa construction. Mais maintenant que les temps ont changé... Nous entamons le 19ème siècle et son idée devient de moins en moins folle...

Et l’autre disait :

- Pour être plus riches que Barthar, il faudrait être les premiers à inventer la locomotive...

Barthar avait 80 ans quand la première locomotive a été inventée. Parvenu à la hauteur de la ville de Harlow, à 50 kilomètres au nord de Londres, il était à clouer une planche quand il ressentit le soudain vrombissement de ses rails. Au fil des ans, il était devenu à moitié sourd. Il avait appris à ne plus écouter les conseils des autres. Il entendit tout de même, derrière lui, ce jour-là, le son d’un engin extrêmement nouveau. C’était une machine grandiose, à la hauteur de ses ambitions. Jamais il ne se retourna pour connaître la source de ce tremblement étrange. Il reprit la pelle pour creuser une dernière tranchée. Celle-ci devait, une fois pour toutes, rejoindre Londres. 

Nul besoin pour lui de la voir de face, cette gloire que les gens lui accorderaient une fois rendu là-bas, il la percevait déjà. La simple vision imaginaire de ses générations futures qui flotteraient un jour sur les rails qu’il avait construits le satisfaisait. 

Il cloua un dernier clou avant que le train ne le happât. Le dos collé à la face de la locomotive et le visage vibrant au vent de la vitesse, Barthar filait. Il traversa la mort et les derniers champs qui le séparait de Londres.

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