13 février 2008

L'Oiseau de Plomb

Il était une fois un Oiseau de Plomb.

Il était, cette fois, un Oiseau tout fait de plomb; Oiseau qu’on avait cru mort à la naissance tellement il était raide; Oiseau qu’on disait appartenir aux autres mondes; car son bec était gris et froid, ses ailes, dures et lourdes, on craignit que son poids ne brisât les branches du Sorbier dans lequel il naquit.

Il était, cette fois-là, un grand Sorbier qui fut le seul arbre à donner des fruits dans le Pays. Tous les Oiseaux vinrent tenter d’y vivre : car les sorbes y poussaient en si grand nombre, tous eussent voulu leur part de nourriture. 

Pour s’y nourrir, il fallait cependant que les gourmandes Grives acceptassent qu’on touchât aux branches du Sorbier : elles seules décidaient de la répartition des sorbes; elles seules désignaient qui, de tous les Oiseaux, pouvait s’en approcher.

Il était donc, cette fois-là, un Oiseau de Plomb dont la mère fut jugée pour avoir mis au monde un tel être monstrueux.

***

Dans les branches du grand Sorbier vivaient ces gourmandes Grives qui, dégoûtées par l’Oiseau de Plomb qui venait de naître, condamnèrent la mère à mourir de faim :

- Nous vous refusons les fruits du Sorbier! affirmèrent les Grives devant la mère. Ne tentez plus d’y poser le bec, car si vous l’osez, vous finirez votre vie comme les Pigeons des villes! Pauvre et battue!

Quant au sort de l’Oiseau de Plomb, il fallut que le Merle Noir, maître de tous les arbres, donnât le châtiment :

- Il me fait beaucoup de peine de condamner cet être, dit le Merle Noir, mais il ne peut en être autrement, car le Sorbier ne peut qu’abriter les Oiseaux, et cet Oiseau de Plomb – cette machine! – n’en est pas un! 

Les Grives acclamèrent leur maître, puis elles demandèrent la permission de jeter l’Oiseau de Plomb hors du Sorbier. C’est alors qu’on entendit protester la mère :

- Vous ne pouvez pas rejeter ainsi un enfant! cria la mère. Son corps trop lourd lui donne peine à voler! Comment fera-t-il donc pour survivre? 

- Il marchera! répondit le Merle Noir, rieur. Madame, je vous l’assure : j’ai à cœur la survie de tous les Oiseaux… Mais celui-ci n’est rien d’autre qu’une vulgaire boîte de conserve! Mettez-y donc les fruits de l’arbre, et faites-en provisions, afin que vous ne mourriez pas de faim!

Toutes les Grives du grand Sorbier se mirent à rire. Toutes se moquèrent de l’Oiseau de Plomb, jusqu’à ce qu’on l’entendît répondre au Merle Noir d’une voix faible et grave :

- Comment une boîte de conserve pourrait-elle naître vide… Je le demande... Monsieur le Merle Noir...

- Oh! s’exclamèrent les Grives. Il parle! Il sait parler!

La mère accourut voir son fils et, le couvrant de ses grandes ailes molles, elle fit remarquer :

- Bien sûr qu’il parlera! Donnons-lui donc la chance de nous prouver qu’il n’est pas différent de nous! Monsieur le Merle Noir! Mesdames les Grives! 

- D’accord, répondit le Merle Noir, nous vous laisserons la vie sauve, vous et votre Oiseau de Plomb… Si toutefois il sait prouver qu’il est un Oiseau! Pour cela, il faut qu’il sache chanter!

- Chanter? demanda la mère. Mais n’est-ce pas les pères qui apprennent à chanter aux Oiseaux? Mon fils n’aura jamais connu que sa mère!

- Et puis, il sait bien parler! rétorqua le Merle Noir. Faites-le chanter!

L’Oiseau de Plomb s’étira le cou vers l’avant, arrondit la gorge, tenta d’en sortir quelques notes, mais ce ne fut pas concluant. On n’entendit que le grincement des rouages de son ventre :

- Cela n’est pas un chant! dirent les Grives en riant. Ce n’est que la musique d’un marteau qui frappe un clou!

- Une scie sur une plaque de tôle! ajouta le Merle Noir, tout aussi moqueur.

Car l’Oiseau de plomb fut bien le seul à ne pas savoir chanter, on n’accepta pas qu’il ne fût pas fait de vraies plumes lisses et vivantes. Sa mère n’eut plus le droit de se nourrir aux fruits de l’arbre, et l’Oiseau de Plomb fut condamné à quitter le grand Sorbier.

***

Quatre Grives accrochèrent l’Oiseau de Plomb sous leurs pattes et le descendirent au pied du Sorbier. Arrivée au sol, l’une de ces Grives leva l’aile et dévoila, sous ses plumes, une lettre que la mère avait écrite à son fils. Elle la fit lire à l’Oiseau de Plomb, avant de la déchiqueter secrètement, à coups de bec, afin que les autres ne s’aperçussent de rien : 

« Mon pauvre fils, disait la lettre, ne meurs pas. Bats-toi pour ta survie. Trouve nourriture. Et si, un jour, tu réussissais à faire entendre ce chant qui te manque, n’hésite pas à revenir vivre dans le grand Sorbier. »

De là, l’orphelin mit un pied devant l’autre et partit à la recherche d’une mélodie qu’il saurait chanter.

***

L’Oiseau de Plomb, ne sachant voler, dut donc marcher pour traverser les champs. Il y rencontra plusieurs insectes, dont une Cigale qui savait bien chanter :

- Pardon, Madame la Cigale, dit-il, pourriez-vous me prêter votre chant? Je suis aujourd’hui orphelin, car je ne sais sortir de mon ventre que fragments et grincements!

- Je ne peux vous aider, Monsieur l’Oiseau, répondit-elle. Le chant ne se prête pas : il se forme!

- Faut-il donc que je vous mange, pour avoir votre mélodie dans la gorge?

- Ah, ça non! s’écria la Cigale, effrayée. Il vous faut trouver votre propre chant! Ne vous avisez pas de me dévorer : si vous chantiez comme les cigales, on vous traiterait de copieur!

La Cigale quitta les lieux au plus vite, de peur que l’Oiseau de Plomb ne l’avalât. Il est vrai que l’Oiseau, lui qui n’avait rien mangé depuis la naissance, cherchait aussi à se nourrir. Mais, le soleil ayant frappé toute la journée sur ses ailes de plomb, jamais il n’aurait eu la force de s’attaquer à l’insecte.

Les couleurs vives des champs s’assombrirent en un coup de vent. Le soir vint rapidement. Le corps de l’Oiseau, lui, devint presque noir. Blottit entre deux herbes, lourd et fatigué, il pensa à s’endormir : 

- Je dormirai, et si demain je ne suis pas mort de faim, je repartirai trouver la mélodie que je cherche.

***

Le lendemain matin, l’Oiseau de Plomb prit un grand chemin de terre chaude. Il y marcha toute la journée. L’estomac toujours plus vide, il parvint à une maison de campagne :

- Là, dans cette maison de campagne, pensa-t-il, peut-être y aura-t-il quelqu’un qui puisse m’offrir une mélodie!

Tout près de la maison, l’Oiseau de Plomb entendit une musique fort agréable. Un instrument jouait la partition d’une complexe symphonie. L’Oiseau ne put s’empêcher de grimper se percher, à la corniche d’une fenêtre, voir quelle pouvait bien être cette créature, sans doute magnifique, qui chantait de la sorte.

Il vit, à l’intérieur de la maison, une Dame devant un lutrin noir. Assise sur un tabouret, la Dame tenait, au bout de ses lèvres, une flûte dont elle jouait parfaitement :

- Quelle jolie musique! s’écria l’Oiseau de Plomb.

- Quelle horrible voix d’Oiseau! répondit la Dame en sursautant. Comment pouvez-vous, mon cher Oiseau, avoir d’aussi laides manières?

La Dame cessa de jouer de l’instrument pour écouter ce que l’Oiseau avait à dire :

- Excusez-moi, Dame, mais je cherche moi aussi une musique qui soit la mienne! Une Cigale m’a dit hier que le chant ne s’apprenait pas, mais qu’il se formait toutefois! Pourriez-vous m’aider à le former?

La Dame tendit la flûte à l’Oiseau de Plomb. Ce dernier la saisit de son bec, mais ne sut quoi en faire :

- Il faut y souffler un bon coup! dit la Dame. Je vous écoute, cher Oiseau!

La Dame se tint droite, sans un geste ni regard, elle attendit qu’on jouât de sa flûte. L’Oiseau de Plomb suivit les conseils de la Dame. Il souffla dans l’instrument jusqu’à ce qu’un son semblât en sortir. Enchanté du résultat, il se mit à souffler si fort que la flûte éclata dans son bec :

- Ah! Ma flûte! hurla la Dame en colère. Mais ce n’est pas un souffle que vous avez, c’est une pompe à air! 

Maladroitement, l’Oiseau de Plomb rassembla les pièces brisées de la flûte en un petit tas :

- Si j’en recollais les morceaux, Dame, auriez-vous l’amabilité de me donner quelques bouts de pain? demanda l’Oiseau. Toute cette musique m’a fait oublier de vous dire que je suis affamé!

- Rêvez toujours, Oiseau de malheur! Je ne veux plus vous voir chez moi!

Et la Dame n’osa pousser l’Oiseau de Plomb de sa corniche qu’à grands coups de lutrin, de peur que le corps de l’animal ne lui transmît sa maladresse si elle y mettait la main. 

Sous le poids du lutrin, l’Oiseau de Plomb chuta hors de la maison. Il se sentit alors trop faible pour se relever. 

Les couleurs de la maison de campagne s’assombrirent sous un nuage. Le soir vint aussi rapidement. L’Oiseau de Plomb prit froid. Il pensa à s’endormir :

- Je dormirai, dit-il, et si demain je ne suis pas mort de faim, je repartirai trouver la mélodie que je cherche…

***

Le lendemain matin, l’Oiseau de Plomb n’eut pas la force de se ressaisir. Le manque de nourriture l’avait gravement affligé et, ne voyant nulle part où trouver quelque musique à s’approprier, il songea à ne plus bouger. Il eut pour sa mort cette dernière parole destinée à sa mère :

- Je n’ai pas su trouver ce chant qui m’est propre; je n’ai pas su non plus devenir l’Oiseau que tu aurais souhaité que je sois : j’ai mis tant d’effort à chercher la musique que j’en ai oublié de me nourrir! Oh! Maman! Comme tu ne dois pas être fière de ton fils à présent!

***

Dans le grand Sorbier, la mère de l’Oiseau de Plomb n’entendit pas son fils mourrant. Elle n’avait plus la force d’entendre.

Aucune Grive n’accorda de fruits à la mère. Aussi, on la priva d’eau. Malgré le châtiment, la mère s’entêtait à vivre encore.

***

L’Oiseau de Plomb entendit alors une voix gémir :

- Ah! Ça ne cessera donc jamais! Ces Oiseaux qui se plaignent de tout et de rien! « Je meurs de faim! Je meurs de faim! » Ces Oiseaux sont de vraies Pies...

L’Oiseau de Plomb chercha d’où provenait cette voix criarde. Il aperçut, perchée sur le toit de la maison de campagne, la fine silhouette d’un Oiseau :

- Je ne suis donc pas seul! dit l’Oiseau de Plomb, pris d’une vive joie. Qui êtes-vous, Mademoiselle? Je vous vois très mal d’ici: seriez-vous là-haut une Hirondelle; une Tourterelle; une Colombe?

- Non, répondit la voix. Je ne suis rien de tout cela... 

- Seriez-vous une Poule; une Cigogne; une Oie?

- Non, répéta-t-elle. Je ne suis rien de tout cela!

- Une Pintade; une Bernache; une Dinde Sauvage?

- Non! dit-elle encore. Cessez de chercher, Monsieur, cela ne sert à rien! Je suis une Girouette!

- Une Girouette? Auriez-vous par hasard un chant? demanda l’Oiseau de Plomb.

- Non, répondit-elle. Je n’ai pas de chant, Monsieur... Je suis une Girouette de Cuivre!

L’Oiseau de Plomb redevint soudainement très faible. Il s’écroula sous son poids et demanda qu’on l’aidât :

- Je me sens si faible, Mademoiselle... Auriez-vous, sous vos plumes, quelque chose qui puisse me remettre sur pied?

- Un cheval vous a-t-il frappé? demanda-t-elle.

- Non! Je ne crois pas... répondit l’Oiseau.

- Un aigle vous a-t-il griffé?

- Non! Je ne crois pas... 

- Alors, pourquoi vous sentez-vous si faible?

- Car je meurs de faim! cria l’Oiseau.

- Ah! Encore cela! Mais qui êtes-vous donc?

- Je suis l’Oiseau de Plomb! On m’a rejeté du grand Sorbier, sans provisions, car je ne savais chanter; j’ai tant cherché ce chant qui me manquait que j’en ai oublié de me nourrir! 

La Girouette de Cuivre se mit à rire du haut de son toit :

- Vous êtes donc un Oiseau de Plomb! Vous n’allez pas mourir de faim, Monsieur! Le plomb peut se dresser; le plomb peut se plier; mais jamais il ne peut mourir de faim! 

- Oh! Vraiment? Vous me l’apprenez, Mademoiselle!

L’Oiseau de Plomb se dressa sur ses deux pattes. Il se plia le corps puis, avec l’élan de sa queue, déploya ses grandes ailes. Il s’envola, pour la toute première fois; il volait, et le poids de son plomb ne l’affaiblissait guère. Il se sentit alors léger comme une plume, une vraie. Au vol, il monta voir la Girouette de Cuivre :

- Grâce à vous, Girouette, je n’ai plus peur de mourir de faim! remarqua-t-il. Je n’ai plus peur! Comment pourrais-je vous remercier?

La Girouette de Cuivre n’ouvrit pas le bec. Son humeur changea sous de grands coups de vent. Elle se mit à tourner sur elle-même en de violentes rotations :

- Venez avec moi! ajouta l’Oiseau de Plomb. Nous volerons jusqu’au grand Sorbier! Et nous débarrasserons l’arbre de ces gourmandes Grives! Et nous ferons la loi sur ce vilain Merle Noir! 

Les rotations de la Girouette de Cuivre cessèrent. Au loin, on vit descendre une brume sur les champs :

- Ne voyez-vous pas, dit la Girouette, qu’il m’est impossible de bouger autrement que par ces incessants tournoiements? La Dame de cette maison m’a fixée aux bardeaux de son toit. Je ne peux vous suivre si vous partez...

Il se mit à pleuvoir sur le Pays. La pluie s’abattit sur la Girouette de Cuivre. L’eau rongea quelques-unes de ses plumes verdâtres. Ses ailes rouillées s’effritèrent un peu plus :

- Encore cette pluie... soupira la Girouette. Mes pauvres ailes rouilleront beaucoup cette nuit : qui sait s’il me restera des plumes demain... Partez d’ici, Oiseau de Plomb, partez! Vous devez fuir l’orage!

L’Oiseau de Plomb refusa de partir. Il se plia le corps puis, d’un bond, monta sur le dos de la Girouette :

- Qu’est-ce que vous faites?! s’écria-t-elle.

L’Oiseau de Plomb ouvrit ses ailes et fit de celles-ci deux larges parapluies au-dessus de la Girouette :

- Je vous protège de la pluie! dit-il.

- Mais cela ne se fait pas! répondit-elle aussitôt. Une Girouette doit affronter seule les orages! Que dirait la Dame si elle me voyait ainsi, en dessous de vous? Oh, non! Elle me traiterait d’inutile et m’enfermerait à la grange!

L’Oiseau de Plomb ne descendit pas de la Girouette. Il l’enveloppa de ses ailes et ne dit plus un mot.

***

La pluie se fit de plus en plus forte sur le Pays. Le vent souffla tout aussi fort. La Girouette de Cuivre se mit à pivoter sur elle-même. L’Oiseau de Plomb dut suivre aussi les rotations.

Or, ces vents qui soulevaient les champs firent vibrer les ailes de l’Oiseau de Plomb. Ses plumes raides laissèrent ainsi glisser les courants de la tempête par de longs filets d’air sur le dos de la Girouette. Cela provoqua un doux sifflement qui retentit soudain; sifflement qui descendit à la maison de campagne, jusqu’aux oreilles de la Dame : 

- Ma flûte! pensa la Dame. C’est bien ma flûte que j’entends siffler du haut de mon toit! Oh! Mais jamais je n’ai su jouer d’aussi belle façon!

Sur le cuivre et le plomb, les vents jouèrent mieux que toute symphonie. La Girouette, en pivotant, fit grincer ses tiges de cuivre en un rythme qui servit à battre la mesure. Les notes s’accentuèrent, puis le sifflement de l’Oiseau de Plomb devint mélodie.

Cette mélodie résonna jusqu’aux champs, si bien que la Cigale l’entendit elle aussi, étonnée de ce chant particulier :

- Quel chant magnifique! pensa la Cigale. Moi-même, je ne saurais chanter d’aussi belle façon!

Du vent, encore, se faufilait tel un Serpent sous le ventre de l’Oiseau de Plomb; Serpent qui se coula sur les lignes des plumes et du cou; Serpent qui créa, pour l’Oiseau, un chant splendide.

Dans le grand Sorbier, la mère, sur son nid de mort, vit ces champs au-dessus desquels flottait le chant de l’Oiseau de Plomb :

- Mon fils est un Oiseau, dit la mère; il est un Oiseau qui sait chanter...

1 commentaire:

Anonyme a dit...

tres intiresno, merci