14 novembre 2011

Dove Story (Vous avez des humains)


Dans les douches, vous avez de l’eau, du savon, des serviettes. Aussi, vous avez des humains, séparés les uns des autres par des cloisons. Plus encore que d’être vus, ce que redoutent vos humains, c’est de voir leur voisin. Du moment que l’un observe l’autre, l’autre l’afflige d’une morsure qui parfois s’avère mortelle.

L’agressivité de vos humains tient à la crainte de se faire dérober leur savon. Aucun autre objet n’est plus précieux que celui-là. Il leur sert à quantifier le temps qu’il leur reste avant de retourner au dortoir. Tant que leur bloc n’est pas complètement dissout, ils ont la permission de rester sous l’eau. C’est une règle que les plus futés savent déjouer en récupérant les morceaux de savon tombés par terre, à partir desquels ils fabriquent d’autres savons. Leur réticence à l’endroit du dortoir s’explique par le fait qu’ils y sont contraints de dormir les uns avec les autres. Des suites de cette proximité obligée, bon nombre d’entre eux meurent, étranglés par les insomniaques.

Dans le dortoir, une sélection naturelle s’opère, et cela en dépit de vos pouvoirs : du moment que l’un de vos humains plie les genoux pour se reposer, sitôt a-t-il les yeux fermés que les insomniaques les lui dévorent, convaincus que l’ingestion d’yeux de dormeurs suffit à vaincre la fatigue. Ils disposent ensuite le corps de la victime par-dessus les autres, dans un coin du dortoir. C’est de cette pile nauséabonde que se dégage l’odeur dont ils tentent de se débarrasser, le matin, dans les douches.

Tous les matins, en sortant du dortoir, vos survivants trouvent un panier de savons près de la porte. Le nombre de savons y est toujours équivalent au nombre de survivants. Personne n’a jamais vu l’humain qui distribue les paniers de savons. Il le fait à l’insu de tous. Sa capacité de prédire le nombre de survivants qu’il y aura le matin est pour le moins déconcertante.

Vos humains se partagent les savons du panier sans se disputer. C’est une fois dans les douches, quand ils ouvrent les robinets, que l’agressivité s’installe. Le nuage que crée la vapeur d’eau est si épais que personne ne peut y voir personne. Ainsi, n’importe qui peut dérober le savon d’un autre, et ce, dans le parfait anonymat. Vous êtes le seul à voir vos humains à travers la vapeur. Quand l’un d’eux échappe un savon par terre, tous se mettent à ramper, couverts de mousse, à la recherche du savon perdu. Dès qu’ils s’en approchent, vous faites glisser le savon un peu plus loin avec votre pied. Ça vous fait rire, de les voir ramper jusqu’à ce qu’ils prennent froid. C’est lorsqu’ils retournent sous leurs jets d’eau respectifs que vous ajoutez le savon perdu à ceux que vous accumulez déjà, dans la poche de votre pantalon. L’humain qui a perdu son savon, lui, s’agenouille. Il baisse la tête et prie pour que vous le lui redonniez, mais vous faites semblant de ne pas l’entendre. Sa vie ne vaut pas un savon. Si j’étais vous, je ne le laisserais pas en gaspiller davantage.

Statistiquement, d’après vos observations, les humains pieux sont les premiers à mourir. La poubelle près de la porte est remplie de miroirs que vous pourriez utiliser comme autant d’objets tranchants. Le pouvoir de tuer vous appartient. Les statistiques indiquent que le deuxième humain à mourir sera celui qui essaie de se laver sans se mouiller les cheveux. Il secoue la tête en psalmodiant des phrases que personne ne comprend. Il élabore des théories d’après lesquelles il infère que les humains ayant le plus de chances de survivre sont ceux qui ne se mouillent pas les cheveux. Il est malade. Persuadé d’avoir découvert un remède contre la mort, il se départira bientôt de son savon. C’est une question de temps avant que les autres l’imitent et que l’absurdité se propage parmi tous vos humains.

Les savons tombent. Vous vous en mettez plein les poches. Plutôt que de remettre de l’ordre dans vos humains, vous coupez l’eau froide. Vos humains s’ébouillantent. Ils vous demandent pardon. Ils jurent qu’ils n’élaboreront plus de fausses théories. Leurs cris se transforment en un sifflement qui, peu à peu, devient silence. Vos humains meurent. Un seul survit à votre châtiment. Étonnamment, il tient encore debout. Il n’en a plus pour longtemps. Ses paupières sont lourdes. Cette nuit, il dormira. Je le prédis.

Votre dernier survivant, vous choisissez de l’appeler Perruq. Vous dites que ce nom lui convient parfaitement et que vous n’hésiteriez pas à me mordre si j’osais rire de votre choix. Nous ne nous battrons pas. Vous avez le pouvoir d’attribuer le nom que vous voulez à votre humain. Le seul pouvoir que vous ne détenez pas, c’est celui de prolonger votre vie durant un laps de temps supérieur à celui que j’ai prédit.

Malgré la fatigue, Perruq rampe au sol. Il cherche le savon qu’il a laissé tomber. Cette fois, vous ne riez pas. Vous vous agenouillez devant lui. Votre comportement est risqué. Il pourrait remarquer votre présence. Du revers de la main, vous faites glisser le savon vers lui. Il le saisit et, sous l’emprise d’une incompréhensible loyauté, s’en retourne bouillir sous votre jet d’eau bouillante. Tôt ou tard, le savon de Perruq sera dissout. Que ferez-vous, lorsqu’il regagnera, seul, le dortoir dont il sera l’unique maître; lorsqu’il pliera les genoux et s’endormira?

Ses jambes, affaiblies par la fatigue, ont peine à le porter jusqu’au dortoir. Sitôt arrivé, Perruq s’endort. Le matin, il se réveille, mais plutôt que d’ouvrir la porte du dortoir, il se rendort. Vous l’avez tant fait souffrir sous la douche que, sachant que l’eau y est désormais bouillante, il préfère endurer l’odeur des cadavres que d’y retourner.

La survie de Perruq vous aura été utile à conserver la certitude qu’il y aura, chaque matin, un nouveau savon au fond du panier. Ainsi, vous avez le loisir de vous doucher sans craindre le regard des autres. Lorsque vous échappez votre savon, personne ne rit de vous. Vous ne rampez jamais plus loin que le banc sur lequel vous avez déposé votre pantalon. C’est de là que vous soutirez d’autres savons, de sorte que personne ne puisse vous voir ramper. Personne ne vous voit. Dans la victoire et la solitude, vous ne craignez rien. Pour peu que les douches ne soient investies de nouveaux humains, vous croyez ne rien craindre. Mais un jour, je vous le prédis : ma présence fera glisser la vôtre, et votre crainte alors sera celle de ne plus croire à rien.

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