2 juillet 2010

La mort de l'angoisse

Ça y est. L’angoisse est morte. Ma pauvre m’a quitté. J’ai beau l’appeler en pensant à la mort, aux déchets, aux horaires d’autobus ou à l’argent : rien n’arrive. Je n’ai plus aucun signe de vie de sa part. 

Mes démons, maîtres et sous-maîtres de ma défunte angoisse, ne répondent pas plus aux appels que je leur lance. Ils ont probablement péri dans les vapeurs lentes et lumineuses du monde, ou alors ils ont trouvé contrat chez d’autres. Je ne les ai pas revus depuis aujourd’hui un an. 

Le départ de Critère (démon de mon ivresse), de Lubinelle (démon de mon sexe) et d’Orbite (démon de mes yeux) est donc définitif. Évidemment, lorsque j’en parle à mes amis, ceux-ci ne voient rien de mal à ce que l’angoisse ait déserté mon âme. Et tant mieux, disent-ils, si avec elle ont été drainés mes démons. 

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Mais moi, je vois les choses différemment : je vois bien que l’angoisse manque à mon écriture. Chaque fois que j’essaie d’écrire une nouvelle, je ne parviens plus à faire vivre par les mots le sentiment de panique, d’anxiété, ou même de folie.

J’ai bien tenté de rétablir une connexion avec mes démons, mais les interférences étaient énormes, comme parasitées par l’enfer, et chacun de mes appels se terminait toujours sur une voix claire et limpide qui était navrante et qui était mienne.

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Il m’est apparemment devenu impossible de faire parler mes démons, ou même de les insulter, comme je le faisais autrefois à l’intérieur de mes textes humoristiques. Je ne peux même plus m’amuser à les combattre dans de périlleux récits narratifs. Ils sont morts, ou simplement dépassés, ou c’est moi qui ai vieilli trop vite et ils ne m’en ont rien dit.

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Aujourd’hui, j’ai de la truite qui m’attend dans le frigo. C’est tout ce que je peux dire. La truite m’attend. Je vais manger de la truite pour souper et ma vie se résume à cet ennui. C’est d’une tristesse pourtant triste, mais qui malheureusement n’est pas assez angoissante pour faire renaître mon angoisse d’antan.

J’ai tout fait pour la retrouver, espérant du coup retrouver une écriture forte et percutante, digne de ma pauvre disparue : j’ai répété le mot truite trente fois, j’ai cogité, médité, dormi sans lumière, sans télé, sans musique, sans ventilateur. Mais la peur du quotidien ou du noir n’a jamais fait éclater le légendaire tremblement de l’angoisse sur mes épaules.

Je suis resté de longs mois sans écrire, durant lesquels j’ai fabriqué, en papier mâché, les sculptures de mes démons. Critère était assis, inerte, sur une chaise de la cuisine, bouteille à la main. Lubinelle, rigide et froissée, m’attendait chaque soir sur le divan du salon et Orbite, un squelette fait d’articles de sport, était assis en indien devant la télé. Aucun d’eux ne s’est mis à bouger, et aucune phrase ne s’est mis à couler sur les pages de mon maigre carnet.

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Un soir, j’ai senti que, en plus de l’angoisse, c’était la peur de mourir qui me manquait pour écrire. Conséquemment, j’ai bu un demi-litre de vin, puis un quart de litre d’eau de javel. Certes, j’ai eu peur que l’eau de javel ne me soit fatale, mais le demi-litre de vin a annulé mon sentiment de peur : « En tout cas, je vais mourir en bonne compagnie! » que j’ai dit. 

Critère, à mes yeux, était devenu vivant. Il me suppliait en riant de me remettre au vin et d’abandonner l’eau de javel. Non seulement trinquait-il avec moi, mes ses gorgées étaient plus généreuses que les miennes : « Tu vas finir à quatre pattes mon vieux Critère! » que je lui ai dit. Mais il continuait de boire comme si rien ne l’en retenait.

Une fois ma bouteille vidée et l’eau de javel digérée, j’ai pleuré l’angoisse, mais sans angoisser toutefois. Je me suis pleuré le coeur noué comme une tresse ébouriffée. C’est là que Lubinelle s’est animée et qu’elle a fait voler sa jupe chiffonnée sur ses genoux arrondis. J’ai délivré mes lèvres de leur envie de ramper frénétiquement sur ses genoux et j’ai soupiré la présence de mon véritable amour : « Angoisse n’est pas là... Tu ne saurais pas où je pourrais la trouver... » 

Je me suis masturbé entre les cuisses de Lubinelle, et bien que sa texture de plâtre ait été rude, j’ai éjaculé sur ses pieds en forme de croissants. Ma minute jouissive s’est terminée et c’est là qu’Orbite a parlé : « Angoisse n’est plus pas. Tu l’as remplacée par Bonheur mais, à lui tu ne lui parles jamais.... Regarde. »

Je me suis retourné et j’ai vu, sortant du frigo, une énorme truite sortir. J’ai écarquillé les yeux et, trouvant enfin mes mots, j’ai lancé : 

« Bonheur?! »

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