29 mai 2010

Le restaurant

Vous mangez tranquillement. Vous tâtez la fourchette. Vous déposez un morceau de viande sur votre langue. Il n’est pas trop chaud. Vous le mastiquez. Vos dents, séparées par la chair, se rencontrent presque. Vous pouffez de rire. Vous continuez de mastiquer. La viande n’est pas assez molle ou vous n’avez pas bu assez de vin ; vous n’êtes pas prêts à avaler. Vous continuez de mastiquer en souriant. Vous vous trouvez laids lorsque vous mastiquez en souriant, mais vous le faites quand même. vous trouvez qu’il est impossible de ne pas sourire lorsque vous écoutez les paroles de cet idiot qui tente de vous charmer dans le restaurant. 

Vous vous demandez pourquoi vous en êtes venus à rencontrer cet idiot. Vous vous dites que vous n’êtes pas du genre à rencontrer des gens. Vous préférez plutôt rester seuls. Vous vous dites soudainement que c’est là une fiction, qu’il est impossible que vous soyez là, au restaurant, devant un idiot. Selon vos calculs, vous ne pouvez pas vous retrouver au restaurant si vous ne sortez jamais et ne rencontrez jamais personne. Vous en venez à la conclusion que vous lisez un texte et que rien de tout cela n’est réel.

Pourtant, vous entendez présentement une voix qui affirme : 

« vous êtes au restaurant, devant un idiot ; vous tâtez encore la fourchette ; le serveur vous débarrasse et vous vous apprêtez à commander le dessert. »

Vous vous dites que, si vous en êtes au dessert, c’est que vous avez mangé le plat principal en compagnie de cet idiot, et que si vous avez mangé le plat principal en sa compagnie, c’est qu’il ne doit pas être aussi désagréable qu’on le dit. 

Ces derniers mots (« qu’on le dit ») vous laissent perplexes. Qui a dit qu’il était désagréable? Vous n’avez jamais ni insulté, ni dénigré cette personne. Vous n’êtes pas d’accord avec cette voix intérieure qui vous répète constamment « qu’il est idiot ». 

Vous continuez à lire et commencez presque à croire qu’il serait possible, quelque part, que vous puissiez rencontrer cet idiot, et que celui-ci tente de vous charmer, malgré le fait que vous êtes laids lorsque vous mastiquez en souriant. 

Vous voyez clairement cet idiot. Il est grand. Il joue de la guitare. Vous apprenez qu’il aime chanter. Il vous chante un extrait de sa dernière composition. Vous le trouvez mauvais, mais vous applaudissez quand même. Voilà une chose dont vous êtes certains : quand vous applaudissez, c’est toujours à cause du vin.

Cet idiot vous semble soudainement beau. Et la voix que vous entendez présentement en rajoute. Elle affirme : « c’est un adonis. » Vous n’avez aucune idée de ce à quoi ressemble un adonis, mais vous imaginez le style qui vous plaît et l’allure qui vous correspond. 

Vous prenez le dessert avec lui. Vous avez envie de l’embrasser. Et vous êtes sûrs que c’est à cause du vin, mais vous êtes sûrs que vous avez envie de le faire. Vous observez ses lèvres, minces, peut-être douces, peut-être jeunes. Vous vous dites que vous y avez droit. Et votre voix intérieure vous appuie. Elle affirme : « il ne demande qu’à vous embrasser. Faites-le.»

Mais vous n’avez aucun contrôle sur votre voix intérieure. Sans même crier, vous la laissez ajouter : « l’idiot n’existe pas. »

Une phrase que vous refusez de comprendre. Vous embrassez le revers de votre main droite, comme un enfant, et continuez de lire les mots qui ont commencé à vous décevoir.

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